Traverser la frontière et arriver en Bulgarie : paroles de réfugiés

#Réfugiés #Migrations #Bulgarie #Turquie #Syrie #Migrants #Asile

21 septembre 2015

 

Une légende raconte que la petite ville de Harmanli n’a pas besoin de voyager, car c’est le monde qui vient à elle... Située dans le sud de la Bulgarie, à quelques kilomètres de la frontière turque, cette bourgade s’est habituée au défilé des camions remplis de marchandises, en provenance d’Asie et se dirigeant vers l’Europe. Depuis deux ans arrivent aussi des hommes, des femmes et des enfants. Ils fuient la guerre ou la misère. Cachés dans des semi-remorques, ou simplement à pied à travers les collines, ils tentent de traverser la frontière.

par Stefania Summermatter

Journaliste

Photos d’Alberto Campi, membre du collectif de journalistes indépendants We Report

Lauréat du Swiss Photo Award 2012 grâce au projet « Beyond Evros Wall »
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Des adolescents jouent au basketball dans la cour du camp de Harmanli.
Photo : Alberto Campi, 2014

Aux portes d’Harmanli, une vieille caserne militaire a été transformée en centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Les petits immeubles délabrés accueillent environ 1 600 réfugiés irakiens, afghans, et surtout syriens. Parmi eux, il y a Amira :

Après avoir terminé mes études à l’université, j’ai enseigné deux ans en Syrie. Mais la guerre a éclaté, et la vie est devenue chaque jour un peu plus dure. J’ai fui vers le Liban, mais je ne m’y sentais pas en sécurité. On y attaquait les réfugiés, la vie était chère, et celui qui trouve du travail est souvent exploité. J’étais enceinte, mon mari et moi avons décidé de partir pour l’Allemagne. Nous avons réussi à rejoindre la Bulgarie. Ils sont encore en train d’évaluer notre demande d’asile. Ils disent que nous venons du Liban, qui pour eux est un pays sûr… »

Amira est arrivée en Bulgarie il y a un an, avec un groupe de Syriens. Depuis Istanbul, un passeur les a conduits à quelques kilomètres de la frontière, pour 2 000 euros par personne. Il les a laissés au milieu d’une forêt et il leur a indiqué le chemin à suivre : « Toujours tout droit, vous ne pouvez pas vous perdre. »

« La Bulgarie était la seule voie franchissable », explique Amira. Pour aller en Grèce, ils auraient dû prendre la mer, mais ils avaient bien trop peur et c’était de toutes façons beaucoup trop cher. C’est ainsi qu’ils se sont retrouvés à escalader la barrière de trois mètres qui sépare la Turquie de la Bulgarie, en recouvrant les barbelés d’une couverture. Leur voyage a très vite été interrompu, quand la police les a interceptés et amenés dans le centre d’Harmanli.

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Une famille syrienne dans la cour du camp de Harmanli.
Photo : Alberto Campi, 2014.

Dans le camp il n’y a rien à faire ; il n’y a pas de travail, les maladies sont répandues et il n’y a pas d’assistance sanitaire. Quand un enfant tombe malade, les autres le sont aussi : ils ne mangent pas assez et leur système immunitaire est fragilisé. Nous ne pouvons rien acheter, car tout est très cher. Il n’y a pas d’école pour les enfants, les procédures sont longues. »

Sur la place de l’ancienne caserne, les enfants jouent au ballon, garçons et filles ensemble. Le temps pour eux semble s’être arrêté. Un jeune employé et une volontaire de la Croix-Rouge, la seule présence sur place, nous accompagnent pour une visite du camp :

Bientôt des cours d’école seront organisés pour les enfants. Ce sont les réfugiés eux-mêmes qui devraient gérer les cours. »

En espérant qu’ils ne partent pas, car personne ne semble vouloir rester en Bulgarie. Dans le camp, nous rencontrons Daniel, un jeune Kurde-Syrien qui vient d’obtenir le statut de réfugié :

Je veux aller en Suisse rendre visite à mon cousin, que je n’ai pas vu depuis huit ans, et à ma sœur qui vit en Allemagne. Ils me manquent beaucoup. C’est comme si j’avais perdu ma famille. Puis j’aimerais trouver du travail, et continuer mes études. Mais je ne sais pas encore comment. Je sais seulement qu’il est impossible de rentrer en Syrie. J’aimerais que l’Union européenne réussisse à protéger les réfugiés syriens de tout cela. J’ai quitté la Syrie il y a huit mois pour fuir la guerre.

Je suis d’abord allé en Turquie, puis je suis entré en Bulgarie caché dans un camion. En Turquie, la situation était difficile, les Kurdes y sont discriminés. Les droits humains ne sont pas respectés, il n’y avait aucune différence entre la Syrie et la Turquie. Ils m’ont amené à Elhovo où ils m’ont mis dans ce qu’ils appellent un “camp fermé”, mais en réalité c’est une prison. Je suis resté là-dedans pendant quinze jours. Cela a été terrible. J’avais faim. Ils nous donnaient à manger une seule fois par jour, rien qu’un petit sandwich et c’est tout. »

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Un réfugié syrien marche dans la cour du camp d’Harmanli.
Photo : Alberto Campi, 2014.

Depuis une chambre au fond du couloir, une jeune Kurde me sourit. D’un geste de la main, elle nous invite à entrer. Toute la famille nous accueille : il y a là les parents et quatre enfants adolescents. Ils vivent tous ici, dans cette chambre étroite, avec trois lits et deux matelas par terre.

Je m’appelle Zohair Shandi, je suis Kurde syrien. Il y a cinq mois j’ai fui avec ma famille de la ville de Kameshli, à la frontière avec la Turquie. On aurait voulu aller en Allemagne, où vit une partie de notre famille. Mais la police bulgare nous a arrêtés alors qu’on tentait de traverser la frontière cachés dans un camion. Ils nous ont enfermés dans une espèce de prison pendant une semaine, puis ils nous ont transférés dans ce camp. Nous sommes passés par la Bulgarie car en passant par la Grèce, nous aurions dû payer 15 000 euros au lieu de 7 000. Maintenant que nous avons le statut de réfugiés, nous essayons de récolter un peu d’argent pour nous payer le train pour aller en Allemagne. »

L’attente est longue à Harmanli et les enfants se distraient comme ils peuvent. La plus jeune fille, 11 ans, nous montre avec fierté les photos d’une danse organisée dans la cour de la caserne.

Nous quittons Harmanli pour aller un peu plus loin, au poste de Lesovo, dans une zone frontalière qui, depuis 2014, a été complètement militarisée (avec le soutien de l’Union européenne) pour freiner l’afflux de migrants. C’est ici même, où autrefois courait le rideau de fer, qu’aujourd’hui une barrière anti-migrants a été construite. Nikolai Dimitrov, le responsable régional des gardes-frontières, nous accueille :

À partir de la douane de Kapitan Andreevo, où la Turquie, la Bulgarie et la Grèce se rencontrent, nous avons installé un système de caméras de surveillance nocturne et des capteurs de mouvement pour contrôler les 60 premiers kilomètres de frontière vers l’est. Il s’agit de la zone la plus sensible, car il n’y a pas de montagnes. Plus de la moitié de ces 60 kilomètres est protégée par une barrière de trois mètres de haut. Ce renforcement des contrôles a permis de freiner l’afflux de clandestins, mais ce n’est pas suffisant. Pour cela la Bulgarie prévoit de prolonger la barrière et d’installer un système de surveillance sur toute la longueur de la frontière. »

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Stoyan Stoyanov, chef de la police des frontières pour le sud de la Bulgarie, sur une colline près de Lesovo à la frontière turco-bulgare.
Photo : Alberto Campi, 2014

Les caméras installées le long de la frontière permettent de voir jusqu’à 15 km à l’intérieur du territoire turc. Grâce à un accord signé avec Ankara, la police bulgare peut demander l’intervention des collègues turcs dès qu’elle voit des migrants s’approcher de sa frontière. C’est ainsi qu’en 2014 ont été intercepté 32 500 réfugiés, avant même qu’ils ne puissent demander l’asile en Bulgarie. Une pratique jugée légitime par les autorités de Sofia, ainsi que par le HCR — l’agence des Nations unies pour les réfugiés —, qui estime que chaque pays a le droit et le devoir de contrôler ses frontières externes.

Nikolai Dimitrov poursuit :

Tous les camions qui passent par ici sont contrôlés. Nous utilisons des capteurs pour relever les traces de CO2 et pour entendre le battement du cœur d’éventuelles personnes cachées dans les semi-remorques. Nous contrôlons que les bâches ne soient pas coupées. Ceux qui se cachent dans les camions réfrigérés, ils prennent le risque d’arriver en Suisse congelés. »

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Le « mur » à la frontière turco-bulgare près de Lesovo.
Photo : Alberto Campi, 2014

Nous aurions voulu nous rapprocher de la barrière en barbelé, et suivre les agents qui patrouillent la frontière, mais l’accès nous en a été formellement interdit.

La forteresse dans laquelle la Bulgarie a essayé de se barricader n’a pas complètement arrêté le flux de migrants. Il y a eu 11 000 demandes d’asile en 2014, il y en a déjà plus de 9 000 pour les six premiers mois de 2015. C’est-à-dire très peu par rapport à ce qu’est en train de vivre la Grèce, laquelle subit aussi indirectement la stratégie adoptée par la Bulgarie.

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Boris Cheshirkov, porte-parole du HCR à Sofia.
Photo : Alberto Campi, 2014

De retour à Sofia, nous rencontrons Boris Cheshirkov, porte-parole du HCR :

La Bulgarie a déjà construit une barrière de 30 kilomètres le long de sa frontière avec la Turquie, et décidé de la prolonger de 130 kilomètres supplémentaires. En octobre 2013 elle a adopté un “Plan d’endiguement” et décidé d’envoyer 1 500 hommes pour patrouiller à la frontière. Le HCR considère que les “plans d’endiguement”, les barrières et les murs ne sont pas une solution. Ils ne font que déplacer le problème. Ils mettent encore plus en péril la vie de personnes qui se trouvent déjà dans des situations désespérées, en les obligeant à trouver des voies alternatives, plus longues, plus dangereuses, et à s’en remettre à des passeurs.

Ce dont ces personnes ont besoin, après avoir dû faire face à des situations horribles de guerre ou de violence, après avoir été victimes ou témoins de graves violations des droits humains, après avoir vu leur vie menacée, c’est de soin et soutien, et sûrement pas du fil de fer barbelé pour la sécurité de la Bulgarie ou d’un autre pays européen. »

Le chef des gardes-frontière, comme le directeur de l’agence nationale pour la migration, prétendent qu’aucun demandeur d’asile n’a jamais été “repoussé” par la police bulgare. Pourtant, dans un rapport de 2014, Amnesty International a dénoncé – tout comme le HCR – cette pratique illégale :

Une des préoccupations majeures du HCR en Bulgarie, c’est de s’assurer que les migrants et réfugiés aient accès au territoire. Au cours de ces deux dernières années, nous avons reçu des témoignages plausibles de personnes qui voulaient exercer leur droit fondamental de demander l’asile : elles ont été arrêtées à la frontière, ou renvoyées en Turquie. Nous avons aussi compris que, dans de nombreux cas, les migrants étaient violentés. C’est déplorable et cela doit être condamné. Nous continuons à demander au gouvernement bulgare de permettre l’accès au pays à tous ceux qui demandent l’asile. Ils doivent avoir le droit de pouvoir témoigner et raconter leurs histoires ».

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Les membres d’une famille de réfugiés syriens attendent le bus de la police turque après avoir été repoussés à la frontière à Hamzabely.
Photo : Alberto Campi, 2014.

La Bulgarie n’a pas une longue tradition d’accueil et quand, en août 2013, elle a été confrontée à un important afflux imprévu de migrants, elle n’était pas préparée.

Voici ce qu’en disait le HCR :

La Bulgarie était habituée à recevoir environ 1 000 demandes d’asile par an depuis qu’elle a mis sur pied un système d’accueil, à la fin des années 1990. En août 2013, c’est 1 000 réfugiés par jour qui se pressaient aux frontières du pays. Cette situation a créé de fortes pressions sur le système d’asile et a pris le gouvernement bulgare au dépourvu.

Les raisons de cet afflux sont multiples : d’un côté la Grèce avait déjà construit sa barrière à la frontière avec la Turquie (lire Le mur inutile), et, de l’autre, le conflit en Syrie s’est aggravé. Le système d’accueil était inadéquat. Il n’y avait pas assez de lits, les couvertures et la nourriture faisaient défaut. Dans des chambres prévues pour six personnes, y dormaient souvent plus de vingt migrants ou réfugiés. En septembre et en octobre, le gouvernement a ouvert de nouveaux centres, mais il s’agissait avant tout d’édifices abandonnés, comme la caserne de Harmanli, aujourd’hui le plus grand centre d’accueil, ou la vieille école de Sofia.

La situation s’est stabilisée vers la mi-2014, grâce au travail des ONG, à des dons privés et aux interventions de la Commission européenne et du HCR. Maintenant, la principale préoccupation, c’est de gérer et de garder « au niveau » ces infrastructures. Les ressources mises à la disposition du gouvernement et de l’agence pour les réfugiés ne sont pas suffisantes pour répondre aux besoins. »

Selon le comité Helsinki, l’ONG la plus active dans le domaine de la défense des droits humains, les conditions d’accueil des demandeurs d’asile est en train de se détériorer rapidement. Sa directrice Iliana Savova s’alarme :

Un an après, nous sommes pratiquement dans la même situation qu’en 2014, quand le HCR avait conseillé aux autres pays européens de ne pas renvoyer les cas relevant de « l’accord Dublin » vers la Bulgarie. Il y a une détérioration constante des conditions d’accueil, des procédures d’asile, qui ne garantissent plus aux personnes qui nécessitent une protection le droit légal minimum d’être accueillies, soignées et reconnues.

Certains droits des migrants ne sont pas respectés. L’agence pour les réfugiés a décidé de suspendre la distribution quotidienne de l’“argent de poche”. Les demandeurs d’asile reçoivent seulement un lit et deux repas par jour : j’estime donc que nous sommes en train de nous diriger vers une situation dans laquelle les standards sont en dessous du minimum garanti pour respecter les droits humains.

De notre point de vue, le gouvernement ne devrait pas dépenser l’argent pour construire des barrières inutiles, mais plutôt pour l’intégration ou pour garantir une assistance sociale pour ces personnes en besoin d’assistance et vis-à-vis desquelles la Bulgarie doit respecter des obligations internationales. »

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La police des frontières dans le village isolé de Golyam Dervent en Bulgarie. Poste-frontière près du « mur ».
Photo : Alberto Campi, 2014.

Devant le centre d’accueil d’Ovcha Kupel, à la périphérie de Sofia, nous rencontrons un groupe de réfugiés africains qui tuent le temps, assis sur un banc. Moussa vit depuis deux ans dans cet immeuble en ruine, en attente d’une décision sur sa demande d’asile :

J’ai quitté la Côte d’Ivoire à cause de la guerre. Je suis venu en Bulgarie, parce que j’avais peur. Je ne sais pas nager. Beaucoup de mes amis sont morts. Même en Turquie un passeur m’a dit : “mon frère, si tu vois plus de quarante personnes sur un bateau, il faut pas monter.” Je ne suis pas passé par un passeur, mais j’ai utilisé une fausse carte d’identité italienne. J’ai payé seulement 20 euros pour un passage en camion, mais ils m’ont arrêté à la frontière. S’ils me donnent l’asile je reste ici, autrement je fous le camp. Je vais en France ou même en Allemagne. En Bulgarie, pour 6 000 Syriens, il n’y a que deux Africains. Ils disent qu’on a pratiquement aucune chance de recevoir l’asile… »

À l’époque communiste, le centre d’accueil de Ovcha Kupel était une maison pour étudiants. Aujourd’hui, il héberge environ 800 demandeurs d’asile et des étrangers en situation irrégulière. N’ayant d’autre endroit où aller, ils se faufilent en cachette dans le centre, en profitant du changement du personnel de garde. Ils nous ont aussi fait entrer, pour nous montrer le lieu où ils vivent. Un édifice en ruine, avec des toilettes crasseuses et les ordures entassées dans les couloirs.

Depuis quelques semaines Moussa héberge « illégalement » dans sa chambre le jeune Arthur, qui, après avoir tenté en vain d’obtenir l’asile en Bulgarie, est parti pour la France. Arrêté par la police à Strasbourg, il a fait 43 jours de prison avant d’être renvoyé en Bulgarie, comme le prévoient les accords de Dublin. Mais personne dans ce pays ne semble s’intéresser à son destin.

Arthur raconte :

Je suis allé en Serbie, puis en Hongrie et là j’ai pris un billet de train pour l’Autriche. Je me suis orienté avec mon GPS, sans payer de passeur. J’ai travaillé un mois en Autriche pour pouvoir me payer le reste du voyage. Mais une fois arrivé à Strasbourg, j’ai été arrêté par la police. J’ai fais un mois et demi de prison. L’Union européenne est le symbole des droits humains, mais en Bulgarie il n’y a pas de droits humains. C’est difficile de vivre ici. »

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Un groupe de réfugiés regarde la télévision au centre de détention de Pastrogor en Bulgarie.
Photo : Alberto Campi, 2014.

Si en Bulgarie les conditions d’accueil des demandeurs d’asile sont précaires, celui qui obtient le statut de réfugié est simplement abandonné à lui-même. En quelques semaines, il faut quitter le centre, trouver un logement et les moyens pour survivre. Dans le pays le plus pauvre de l’Union européenne, il n’existe pas de mesures d’intégration, ni pour les réfugiés, ni pour les citoyens bulgares.

À l’extérieur de la mosquée, nous rencontrons le mufti de Sofia, Mustafa Izbishtali, un point de référence pour les réfugiés musulmans :

Qui a fui la guerre, a surtout besoin d’un soutien moral, de quelqu’un qui l’assiste dans sa “bataille émotionnelle”. Quand nous nous sommes trouvés dans cette situation d’urgence, nous avons offert gratuitement aux autorités des traducteurs et nous avons proposé la création d’un lieu de prière à l’intérieur des camps d’accueil, avec l’objectif de favoriser le dialogue et d’éviter les tensions à l’intérieur du centre, et avec la population locale. Les autorités bulgares ont refusé.

C’est dommage car aujourd’hui il n’y a pas assez de traducteurs et les réfugiés n’ont pas accès aux informations. Ils sont isolés dans les centres et personne ne leur explique quels sont leurs droits et leurs devoirs. La chose dont ils ont le plus besoin, c’est de l’argent. Ici en Bulgarie les demandeurs d’asile sont logés et nourris, rien de plus. Certains restent longtemps dans les centres en attente d’une décision des autorités, et ils ont besoin d’argent pour s’acheter des médicaments, cigarettes ou du papier et des crayons pour les enfants. »

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Centre de détention de Lyubimets en Bulgarie.
Photo : Alberto Campi, 2014.

En Bulgarie, les réfugiés obtiennent généralement un statut de protection. Le pays a en effet le taux européen le plus élevé pour la reconnaissance de l’asile et la protection internationale, soit 94 %. A titre d’exemple, la Suisse avait un taux de reconnaissance de 57 % en 2014, selon les données d’Eurostat, et la Hongrie de 9 % seulement. Pourtant, ces chiffres cachent la réalité. Avec sa politique répressive, la Bulgarie empêche un nombre important de réfugiés d’accéder à sa frontière. De plus, selon le secrétaire général de l’Agence nationale pour les réfugiés, Zlatko Aleksandrov, la majorité des migrants quittent la Bulgarie avant d’avoir été enregistrés, et ceux qui obtiennent l’asile partent en direction de l’Allemagne ou d’autres pays européens :

Le problème, c’est que les demandeurs d’asile entrent “illégalement” en Bulgarie et sont donc considérés comme “immigrés clandestins” et amenés au centre d’Elhovo pour une vérification d’identité. Ceux qui choisissent de demander l’asile sont transférés dans un centre d’accueil, et c’est seulement à ce moment-là qu’ils sont enregistrés dans la base de données Eurodac.

En fait, les réfugiés veulent poursuivre leur voyage vers le Nord et beaucoup quittent les centres avant même que ne soient prélevées leurs empreintes digitales. C’est la même chose pour les réfugiés : 90 % de ceux qui ont obtenu l’asile ou un permis humanitaire quittent le pays en direction de l’Europe centrale. Le statut de réfugié garantit en effet à ces personnes le droit de voyager pendant six mois dans un autre pays européen. »

Que deviennent ces personnes une fois qu’elles ont quitté la Bulgarie ? Nous avons posé la question au mufti de Sofia :

C’est très intéressant. Il n’y a que peu de personnes qui choisissent de rester en Bulgarie. Ceux qui ont obtenu le statut de réfugié ont le droit de voyager à l’intérieur de l’Union européenne. Les autres cherchent à rejoindre le Nord, avec l’aide des trafiquants. Nous avons aidé beaucoup de “réfugiés reconnus” à se rendre en Allemagne et en Autriche, en leur donnant l’argent pour le billet du train. Certains ont trouvé un travail, légal ou au noir. D’autres ont été renvoyés en Bulgarie, car on a considéré que leur séjour était “illégal”. Mais honnêtement, très peu sont revenus. »

Ce désir de quitter la Bulgarie au plus vite et par tous les moyens se retrouve dans tous les récits des réfugiés que nous avons rencontrés pendant notre voyage.

Pour les migrants, la Bulgarie ne fait pas partie de l’Union européenne ou, du moins, elle ne reflète pas l’image qu’ils se font d’un pays où trouver refuge et recommencer une vie dans la dignité. Bloqués temporairement en Bulgarie, ils attendent le moment propice pour poursuivre leur voyage, plus loin, sans nécessairement se douter qu’ils vont encore se fracasser sur d’autres murs, d’autres frontières fermées dans une « Union européenne » qui ne cesse de se refermer sur elle-même.

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Première tentative de « vision » d’une Europe qui se barricade et se disloque.
Esquisse cartographique : Philippe Rekacewicz, 2015.