Ce jeudi 22 avril, avec deux de mes amis avec qui je manifeste régulièrement contre l’apartheid, je me suis rendu à la porte de Damas pour observer ce qu’il s’y passe à la rupture du jeûne du Ramadan.
Nous sommes arrivés environ 10 minutes avant le début du harcèlement policier et avons pu observer et vivre ce que subissent les personnes qui habitent dans le voisinage. Là où nous nous trouvions, nous n’avions constaté aucune provocation et pourtant la police a commencé à harceler des jeunes assis sur les marches devant ce qui est considéré comme la plus belle porte de la Vieille ville. Au bout de quelques minutes est arrivé un canon à eau (à un moment, il y en avait même deux) et des dizaines, voire des centaines de grenades assourdissantes se sont abattues sur nous. Puis est arrivée la police montée et on a pulvérisé un gaz écœurant.
Les jeunes Palestiniens ont commencé à jeter des pierres et des bouteilles d’eau sur les cavaliers de la police et à tirer quelques feux d’artifice. Lors des nuits du Ramadan, les gens les tirent habituellement pour s’amuser, mais là, ils savaient qu’il y aurait une nouvelle expulsion forcée de la place, comme ces dix derniers jours. C’était leur réponse à l’exhortation violente et inexplicable de quitter les lieux. À un moment donné, la police a même utilisé des balles en caoutchouc.
Au début, les gens pouvaient partir, puis la police n’a plus autorisé personne à quitter l’endroit pendant environ une heure. Nous avons vu des familles de la Vieille ville et des quartiers voisins affolées, des parents avec des bébés dans les bras et leurs propres parents âgés à leurs côtés, essayant de se mettre à l’abri du danger... Finalement, un policier a autorisé deux familles à partir. N’oublions pas, dans toute cette histoire, que les Palestiniens de Jérusalem ne sont pas des citoyens... ce sont des résidents ; ils n’ont qu’un droit de vote pour les municipales, pas pour le Parlement israélien.
Au même moment, à environ 5-10 minutes de marche de la Vieille ville, des jeunes Juifs israéliens, venus des places Safra et Zion, déferlaient dans les rues près de la route 60. Ils avaient organisé ce qu’ils appelaient un rassemblement « d’honneur national » et hurlaient : « Ce soir, on va tuer des Arabes ! » [1] Certains interpelaient les gens dans la rue : « Vous êtes arabe ? » Comme la police ne leur permettait pas d’accéder à la porte de Damas, ils ont bloqué la place du Sultan Suleiman et la rue HaNevi’im. Nous sommes partis de la place pour voir si nous pouvions aider les travailleurs palestiniens à quitter leur lieu de travail, mais nous n’y sommes pas parvenus. Nous, les gauchistes, ils nous ont juste aspergé de gaz au poivre.
Que c’était déprimant de voir tant de jeunes hommes ultra-orthodoxes (il représentaient peut-être jusqu’à 80% de ces « manifestants »), eux, qui font partie de la vie quelque peu cosmopolite de Jérusalem, pleins de haine et de racisme... Ce n’est pas quelque chose de nouveau pour les gens qui connaissent Jérusalem et la société israélienne. Mais voir cette haine descendre dans la rue laisse un goût amer, en particulier parce qu’elle est le fait d’Israéliens qu’il faut mettre au même rang que des fascistes et qu’elle n’a rien à voir avec les communautés ultra-orthodoxes traditionnelles.
Nous avons quitté Jérusalem vers deux heures du matin, mais la violence perdurait. Des émeutiers juifs ont barricadé un restaurant à la mode pas très loin de là, au marché de Mahane Yehuda. Ils essayaient d’attraper et de frapper les travailleurs palestiniens qui quittaient leur lieu de travail. La nuit s’est terminée avec des dizaines de jeunes blessés à cause de la violence policière — tous étaient des Palestiniens, et aucun ne faisait partie de ces groupes de fascistes israéliens appelant à la violence.
Le harcèlement de la police à la porte de Damas dure depuis le début du Ramadan. Nir Hasson, un journaliste hiérosolymite avait prédit la veille du début de la fête, quand il a vu les barrières installées autour des marches, qu’il y aurait des troubles, car s’asseoir devant la porte fait partie des traditions des « nuits du Ramadan » [2].
Mais voici le côté positif de ces événements. Ce qui se passe à Jérusalem est inquiétant mais peut-être porteur d’une promesse : le 25 avril, le chef de la police a décidé de retirer les barrières. La police agit ainsi en raison des manifestations en Cisjordanie, à Gaza et en Israël. Elle a peur que cela ne se transforme en Intifada, en soulèvement populaire. Certes, l’histoire des barrières a fait descendre les gens dans la rue, mais ce sont aussi les nuits du Ramadan... le mouvement pourrait s’éteindre... ou non...
L’histoire de Bab-el-A’mud (Porte de Damas) est en réalité insignifiante si on la compare aux pratiques illégales d’occupation de Jérusalem par Israël. Cela fait tout simplement partie de sa politique d’occupation. Si le harcèlement policier est courant dans certains quartiers de Jérusalem et dans les villages de la périphérie, ce qui s’est passé à la Porte de Damas prend, en réalité, une tournure symbolique.
Pour ce mois de mai est prévue l’exécution d’un grand plan d’expulsion dans le quartier de Sheikh Jarrah, à la périphérie nord de la Vieille ville [3]. La même chose se produit depuis longtemps dans le quartier de Silwan, au sud de la cité [4]. Après le Ramadan et l’Aïd, l’expulsion devrait prendre toute son ampleur et nous devons l’arrêter. Et pour cela nous avons besoin du soutien et de l’attention de la communauté internationale.
Ce dimanche, c’est Laylat al-Qadr et le jour de la Jérusalem sioniste. On peut donc s’attendre à des nuits très tendues entre samedi et lundi.
↬ Gil Hammerschlag
Ils rêvent d’une nouvelle « Nakba de Jérusalem »
par Dominique Vidal, journaliste et historien
Merci à Gil. Son témoignage est d’autant plus précieux qu’à de rares exceptions près, les grands médias français respectent la scandaleuse omertà sur ces « ratonnades » – une expression courante à Paris pendant la guerre d’Algérie et qui convient bien pour caractériser ce qui se passe à Jérusalem.
Qu’on me permette quatre remarques en guise de contextualisation de ce récit :
1) Ceux qui se livrent depuis deux semaines à ces violences, que Gil décrit très bien, ne sont pas des voyous isolés : ils appartiennent à des groupes organisés et armés pour répandre la terreur anti-arabe dans la partie palestinienne de Jérusalem, notamment la Porte de Damas, la Vieille Ville et le quartier de Sheikh Jarrah. Les uns sont des ultra-orthodoxes et participent pour la première fois aussi massivement à ces pogromes. Les autres se réclament du rabbin fasciste Meir Kahane, dont la Knesset a interdit le parti comme « raciste » en 1994.
2) Or Benyamin Netanyahou a conclu des alliances en bonne et due forme avec ces partis. Judaïsme unifié de la Torah (ashkénaze) et Shas (séfarade) appartiennent depuis longtemps à ses gouvernements. Et, dans l’espoir de sauver son « trône », il a permis au Parti sioniste religieux – dont l’homophobe Noam et la kahaniste Force juive, également partisans à terme de l’expulsion des Arabes du « Grand Israël » – d’entrer en force le 23 mars dernier à la Knesset : il lui a même promis des ministères. Sauf à rompre publiquement ces alliances, l’ex-Premier ministre porte donc une responsabilité politique dans ces violences.
3) Gil a raison : ni les attaques racistes contre les Palestiniens, ni la complicité de la police avec leurs responsables ne constituent un phénomène nouveau. Ce qui en fait un événement inédit, c’est son ampleur, sa durée, l’implication directe de partis liés à Netanyahou et surtout son objectif. Il ne s’agit pas seulement de violences déclenchées pour – mot d’ordre affiché – « tuer des Arabes » : il s’agit aussi et sans doute surtout d’accélérer la judaïsation de Jérusalem-Est, en faisant main basse sur de nouvelles maisons de la Vieille ville et de Sheikh Jarrah sur le modèle de ce qui se passe à Silwan. Ces gens enragent que, plus de cinquante ans après la guerre des Six-Jours, Jérusalem compte près de 40 % de Palestiniens, contre 17 % à l’époque. Avec à leur tête le député fasciste Itamar Ben Gvir, qui dirige ouvertement les opérations à Sheikh Jarrah, ils rêvent de ce qu’on pourrait appeler une « nouvelle Nakba de Jérusalem ».
4) Déclenchée symboliquement à l’occasion du Ramadan, cette éruption de violences se produit évidemment dans un contexte très particulier. Benyamin Netanyahou vient d’échouer à former un nouveau gouvernement unifiant la droite, l’extrême droite et les ultra-orthodoxes. Le président Reuven Rivlin a chargé le centriste Yaïr Lapid de constituer une coalition. Sans doute l’extrême droite raciste et les « hommes en noir » (qui ne le sont pas moins) craignent-ils de ne plus avoir demain les mains aussi libres pour leur épuration ethnique. Ce qui suppose que le nouveau Premier ministre change radicalement de politique, alors qu’il doit nécessairement s’allier avec Naftali Bennett – un homme qui a déclaré : « J’ai tué beaucoup d’Arabes dans ma vie. Et il n’y a aucun problème avec ça [5]. »
Le week-end qui commence à Jérusalem est celui de tous les dangers. N’oublions pas la mise en garde du très regretté Zeev Sternhell : « Il pousse en Israël un racisme proche du nazisme à ses débuts [6]. »↬ Dominique Vidal