Les cartes publiées dans le n° 179 de la revue Vivre Ensemble illustrent d’importantes variations dans les taux d’octroi d’une forme de protection internationale [1] par rapport au nombre de demandes d’asile dans les pays européens en 2019.
Les représentations qui se concentrent sur l’issue des demandes déposées par les ressortissant
e s de pays singuliers démontrent particulièrement bien les divergences de pratiques nationales et se prêtent mieux à la comparaison. Ainsi, d’un point de vue purement statistique, un e requérant e d’asile afghan e avait, en 2019, 6 % de probabilité d’obtenir une forme de protection internationale si sa demande était traitée par la Bulgarie, contre 24 % en Belgique ou 91 % en Suisse. Les chances d’un e Irakien ne se montaient à 18 % ou 76 % selon qu’il ou elle ait déposé sa demande en Suède ou en Italie.Ces chiffres - et la réalité qu’ils reflètent - entrent en confrontation avec la logique qui sous-tend le système dit « de Dublin » qui structure le domaine de l’asile dans l’espace européen depuis trois décennies. Celui-ci se fonde sur la règle selon laquelle une demande d’asile ne peut être déposée qu’auprès d’un seul État et postule donc l’équivalence des procédures d’asile. Pourtant, année après année, le constat des importantes variations d’un pays à l’autre se répète et les organisations d’aide aux exilé e s ne cessent de dénoncer l’injustice que représente cette « loterie de l’asile » européenne.
Il serait faux de prétendre que ces différences récurrentes des taux de protection résultent d’une inaction des instances nationales et européennes du domaine de l’asile. Il s’agit au contraire d’un échec hautement « productif », notamment en termes normatifs et institutionnels. Ainsi, nombre d’organismes, de réseaux et de textes juridiques visant à diminuer les écarts entre procédures d’asile nationales ont fleuri au niveau européen depuis la mise en place de la première Convention de Dublin en 1990, puis à travers celle du Régime d’asile européen commun (RAEC). En particulier, les directives européennes dites « Qualification » en 2004 et « Procédure » en 2005 (et qui seront révisées en 2011 et 2013) ont introduit des critères minimaux que doivent satisfaire les systèmes nationaux de détermination du statut de réfugié e.
La recherche d’harmonisation a ainsi été un moteur important de l’européanisation des procédures d’asile. On a assisté à un double processus impliquant d’une part, une standardisation des pratiques au sein des administrations nationales et, d’autre part, un leadership croissant des institutions européennes dans les politiques d’asile. Entre 1990 et 2010, divers programmes européens se sont succédé pour promouvoir les coopérations intergouvernementales. En 2011, la création du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) a permis de les centraliser avec l’objectif de « faciliter, coordonner et renforcer la coopération pratique entre les États membres sur les nombreux aspects de l’asile et contribuer à améliorer la mise en œuvre du RAEC » [2].
À la recherche d’une information et d’une interprétation communes
L’un des instruments majeurs de cette harmonisation a été de faire converger les informations sur les pays d’origine, suivant une logique particulière : si les États membres se basent sur des données similaires, ils devraient parvenir à des analyses convergentes de la situation dans les pays d’origine et donc à des pratiques comparables...
C’est ainsi qu’a été favorisée l’intégration de ce domaine d’expertise, connu sous l’acronyme « COI » pour Country of origin information [3]. Une majorité d’États disposant au sein de son administration d’asile d’une unité COI, il s’agit de promouvoir les échanges, par exemple à travers la coordination de réseaux d’expert e s de pays particuliers ou le financement de missions de récolte d’informations conjointes dans les pays d’origine. Des collaborations européennes ont également visé à faciliter la circulation de l’information, notamment à travers la définition de critères de qualités minimaux (les « standards COI ») et le partage de bases de données.
Sous l’égide de l’EASO, ces collaborations se sont intensifiées au cours de la dernière décennie [4]. Elles se sont aussi diversifiées, débouchant sur la création d’une base de données de rapports COI nationaux (près de 12 000 documents accessibles publiquement aujourd’hui [5]), ainsi que sur la production de rapports COI européens. Ces rapports de référence sont généralement rédigés par une ou plusieurs unités COI nationales avec le contrôle qualité d’autres unités.
En ce qui concerne la situation générale qui prévaut dans un pays d’origine et les principaux motifs allégués dans les demandes d’asile, on peut aujourd’hui affirmer que les fonctionnaires chargé
e s de la détermination du statut de réfugié e dans les administrations européennes ont accès à une information largement similaire d’une administration à l’autre. Pourtant, les différences de pratiques nationales vis-à-vis de demandes d’asile issues d’un même pays d’origine persistent, comme le montre les cartes.Ces divergences pourraient s’expliquer par l’interprétation que font les administrations nationales de ces informations sur les pays d’origine lorsqu’il s’agit de les appliquer au droit d’asile. Or, là encore les jalons d’une coordination interétatique ont été posés dès la première moitié des années 1990 : des rencontres de cadres de l’administration ont été organisées en vue de comparer les pratiques nationales vis-à-vis de « cas typiques » issus de pays d’origine particuliers. Au fil du temps, ces pratiques ont pris une dimension institutionnelle et des réseaux européens se sont constitués dans l’espoir d’harmoniser les réponses des États face à des demandes similaires.
L’EASO a récemment franchi une nouvelle étape en publiant pour la première fois des lignes directrices sur les pays dont les premiers volumes portent sur l’Afghanistan, l’Irak et le Nigéria [6]. Les « Country guidances » présentent une évaluation conjointe de la situation dans un pays d’origine particulier et des orientations quant à la prise de décision. Ces documents, qui ne sont pas – du moins pour l’instant – juridiquement contraignants pour les États membres, témoignent de la volonté des institutions européennes de renforcer leur influence dans l’évaluation des demandes d’asile. Cet objectif est d’ailleurs affiché par la Commission européenne qui souhaite faire de l’EASO une « Agence européenne de l’asile » à part entière, davantage centralisée et dotée d’une marge de manœuvre décisionnelle plus étendue [7].
Elle a récemment proposé d’abolir les mécanismes d’attribution des demandes d’asile du règlement Dublin.
La chimère de l’harmonisation et celle de l’objectivité des procédures
En dépit de tous ces efforts en vue de parvenir à une pratique homogène par les pays européens dans l’appréciation des besoins de protection des personnes en exil, la réalité de la « loterie de l’asile » témoigne d’un échec retentissant, mais « productif » : sa résolution continuera d’ailleurs certainement d’occuper les administrations nationales et européennes quelle que soit la forme que prendra la réorganisation annoncée du RAEC. Dans le même temps, on observe ces dernières années une communication de l’EASO visant à relativiser le lien entre la convergence des taux de protection et l’harmonisation effective des procédures d’asile. Divers rapports annuels indiquent par exemple que les différences existantes, même pour un seul pays de provenance, peuvent s’expliquer par d’autres éléments que des pratiques hétérogènes d’un pays à l’autre, notamment les profils des requérant e s d’asile [8].
Ces affirmations – non étayées – peuvent être interprétées comme l’abandon pragmatique d’une chimère. Pourtant, en occultant l’importance des cadres juridiques et institutionnels nationaux et surtout celle du contexte politique dans la mise en œuvre du droit d’asile, elles participent à renforcer une autre illusion : celle de l’existence d’une figure juridiquement objective et invariable du ou de la réfugié [9].
e, qu’une procédure administrative neutre et indépendante de tout contexte social ou politique permettrait de révélerIl n’y a d’ailleurs pas besoin d’aller chercher bien loin pour constater l’importance du contexte sociopolitique sur les taux de protection. En Suisse, les journalistes Simone Rau et Barnaby Skinner ont montré que l’affiliation politique des juges du Tribunal administratif fédéral, dont la composition est censée refléter à peu près celle du parlement, comporte une forte corrélation avec le pourcentage de recours acceptés en matière d’asile (21% dans le cas de juges membres du PS ou des Verts, contre 11-13 % chez les juges membres du PBD ou de l’UDC) [10]. La chercheuse Judith Spirig a quant à elle démontré que les décisions des juges du TAF, toutes affiliations politiques confondues, deviennent plus restrictives pendant les périodes durant lesquelles les journaux suisses traitent davantage de l’asile et des réfugié e s [11]. Ces exemples – issus d’une seule instance du système d’asile d’un seul pays du système de Dublin – permettent d’entrevoir la multiplicité des mécanismes qui peuvent influencer les taux de protection au niveau national, sans rapport avec la nature des demandes d’asile déposées.
Explorations visuelles
Ces statistiques nous ont permis d’explorer d’autres formes de visualisations que nous vous présentons ci-dessous.
Elles montrent le même indicateur représentés selon deux systèmes sémiologiques différents.