On parle généralement de « la » seconde guerre mondiale, comme s’il était question d’un ensemble homogène. Mais en fait, il y a une guerre en Europe et une autre en Asie – voire une autre encore en Méditerranée. Même en Europe, la guerre de Hitler à l’Est n’est pas de même nature que sa guerre à l’Ouest.
Les dates ne coïncident pas : la guerre, en Asie, commence avec l’invasion de la Chine par l’armée japonaise, en juillet 1937, soit un peu plus de deux ans avant l’invasion de la Pologne par l’armée allemande, et se termine avec la capitulation de Tokyo, en août 1945, soit trois mois après la victoire sur le nazisme. En Europe, l’offensive nazie à l’Ouest (10 mai 1940) précède de plus de deux ans l’invasion de l’Union soviétique (22 juin 1941).
Lionel Richard écrit [1] :
Après l’Autriche et la Tchécoslovaquie, les dirigeants de l’URSS sont persuadés que leur propre territoire sera la prochaine cible des nazis. Dès 1935, Staline dispose de preuves que cet objectif représente la “ligne tactique” de Hitler. Pour parer à un isolement, il intensifie l’activité de la diplomatie russe et cherche à convaincre les gouvernements britannique, français et américain de la nécessité d’un système de sécurité collective. En vain. Les pourparlers engagés à Moscou le 15 avril 1939 avec les délégués de la France et de la Grande-Bretagne débouchent sur une impasse.
Entre-temps, le gouvernement allemand, visant à déjouer ces entretiens, a lancé ses propres diplomates à l’assaut d’accords avec l’URSS. Un “compromis politique” est proposé à Staline le 30 mai 1939. Les dirigeants soviétiques répondent favorablement à un avant-projet de pacte de “non-agression” présenté le 19 août 1939 par l’Allemagne. Le pacte est signé dans la nuit du 24 au 25 août 1939 par le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim Ribbentrop et Viatcheslav Molotov. À ce pacte, conclu pour dix ans, ont été ajoutés, selon le souhait de Staline, des protocoles voués à “un secret absolu de part et d’autre”. Signés les 23 août, 28 septembre et 4 octobre 1939, poursuivis par un dernier sur la Lituanie le 10 janvier 1941, ils prévoient un partage de la Pologne et la reconnaissance de l’autorité soviétique sur les États baltes.
Mais l’origine de la guerre est-elle imputable à ce pacte germano-soviétique ? Le prétendre revient à falsifier la nature du national-socialisme et à minimiser la culpabilité de l’Allemagne nazie, en la détournant partiellement sur l’URSS. L’invasion de la Pologne n’a pas été décidée par les chefs nazis et le Haut-Commandement allemand le 23 août 1939. Ainsi qu’en attestent les archives, elle avait été planifiée fin janvier 1939. »
Extrait de « Pacte germano-soviétique et révisionnisme historique », Atlas histoire, pages 42 et 43, le Monde diplomatique, 2010.
À l’Ouest, l’armée allemande mène une guerre « traditionnelle » de conquête, accompagnée d’une répression implacable de toutes les formes de résistance afin de permettre l’occupation et l’exploitation les plus efficaces possibles.
L’offensive aérienne nazie contre la Grande-Bretagne, du 7 septembre 1940 au 21 mai 1941 - neuf mois de bombardements indiscriminés - fera 14 600 morts et 20 300 blessés.
À l’Est, c’est bien pire, car le Troisième Reich entend non seulement occuper et exploiter, mais aussi germaniser l’« espace vital » qu’il conquiert en Europe centrale et orientale. Conformément aux théories racistes et démographiques qui ont inspiré le nazisme, cette guerre coloniale à retardement – l’Allemagne a été largement oubliée dans le partage du tiers-monde – prend un caractère génocidaire : l’aryanisation et l’autosuffisance de ces territoires implique d’en chasser ou d’en exterminer les « sous-hommes » (Juifs, Tsiganes, Polonais, Slaves, handicapés…) pour faire place aux Allemands de souche. Cette stratégie converge avec la destruction programmée des Juifs d’Europe.
Cette particularité de la « guerre à l’Est », déjà manifeste lors de l’invasion de la Pologne, va devenir évidente avec celle de l’Union soviétique. La croisade contre le « judéo-bolchevisme » marque le début de la Shoah par balles, qui verra les groupes de tuerie mobile (Einsatzgruppen) éliminer sur place, avec la complicité active de milices locales, plus d’un million de Juifs. Mais elle vise aussi les populations soviétiques. En un an, plus de trois millions de soldats prisonniers de l’armée allemande mourront de sévices, de faim ou de froid.
Affamer les Russes, tel est aussi le but de Hermann Goering qui, recevant le ministre italien des affaires étrangères, le comte Galeano Ciano, lui annonce en novembre 1941 : « Cette année, de 20 à 30 millions d’hommes mourront de faim en Russie. »
Autant de cadavres qui, visiblement, n’embarrassent pas la conscience des technocrates du Plan quadriennal, qui écrivent en octobre 1942 [2] :
Comme la population des territoires [soviétiques] occupés a diminué […] en moyenne d’un tiers […], on peut compter, avec la prochaine réalisation de la récolte en temps de paix, sur un excédent supérieur d’un quart aux prévisions, si bien que non seulement le déficit allemand en farine, mais aussi le déficit européen, pourront être couverts par le seul sud de la Russie. »
Comme l’écrivent les historiens allemands Götz Aly et Susanne Heim [3] :
Le génocide était « faisable », et, il semble que dans la population allemande, il y avait une sorte de « prédisposition » à accepter un tel crime. La décision d’assassiner les Juifs européens a aussi été précédée par celle de tuer par la faim des millions de prisonniers de guerre et de civils en Union soviétique. Entre, d’un côté, ces expériences et ces options de principes en matière d’alimentation et de colonisation, et, de l’autre, la destruction des Juifs, il existe un rapport conceptuel : les plans politico-démographiques pour une nouvelle Europe. Le judéocide fut, dans les conditions de la guerre, la partie la plus avancée et la plus largement réalisée de plans d’extermination beaucoup plus vastes. »
Cette différence entre les deux guerres européennes de Hitler explique aussi la disproportion des chiffes de victimes. C’est à l’Est que la proportion de soldats morts est la plus élevée : un Russe sur vingt-deux, contre un Français sur deux cents et un Américain sur cinq cents. De même, le pourcentage de morts dans la population (Juifs compris) dépasse systématiquement les 10 % à l’Est : 14 % en Pologne, 12 % en URSS et 10 % en Yougoslavie, contre 1,5 % en France, 1 % au Royaume-Uni comme en Italie – l’Allemagne, pour sa part, a enregistré 7 % de pertes.
Sur la guerre qui se poursuit en Asie, l’historien Hirofumi Hayashi écrit [4] :
Le Japon projette d’envahir l’Union soviétique en mobilisant ses 850 000 hommes stationnés en Mandchourie. Contre toute attente, les armées russes résistent aux forces allemandes. La réaction immédiate des États-Unis est d’imposer un blocus pétrolier. Le Japon retire de la Chine continentale une partie de ses troupes, mais refuse d’évacuer la Mandchourie. En réponse aux sanctions économiques américaines, il lance une attaque surprise sur Pearl Harbour, dans l’archipel d’Hawaï, le 7 décembre 1941. Ainsi espère-t-il établir son pouvoir sur toute l’Asie orientale. Une autre guerre s’enclenche : la guerre du Pacifique qui vient prolonger la guerre sino-japonaise.
Après la déroute de ses armées à Midway, en juin 1942, Hirohito donne pour priorité de s’en prendre à toutes les positions américaines. Dans la couche dirigeante nippone, un groupe cherche alors, autour de l’ancien Premier ministre Konoe Fumimaro, à mettre un terme aux combats, mais l’empereur persiste à soutenir son Premier ministre en titre, Tôjô Hideki, belliciste à tous crins. »
C’est à la fin du mois de juin 1945 seulement qu’il envisage de renoncer à combattre les États-Unis. Il faut toutefois les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, ainsi que l’avancée des troupes chinoises et la déclaration de guerre de l’Union soviétique le 8 août, suivie de son invasion de la Mandchourie et de la Mongolie intérieure, pour qu’il accepte la défaite. Ayant pris connaissance de la garantie américaine selon laquelle le système impérial serait préservé au Japon, il donne son accord aux clauses définies du 17 juillet au 2 août 1945 à Potsdam par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique sur le sort des puissances ennemies.
La plus grande partie des pertes japonaises ‒ plus de trois millions de morts, soldats et civils ‒ se concentre sur la période qui suit la deuxième moitié de 1944, en raison de l’obstination de l’empereur Hirohito. Les hostilités cessent le 15 août 1945 et l’acte de capitulation du Japon est signé officiellement le 2 septembre. »
Extrait de « Triomphe et effondrement du Japon en Asie-Pacifique », Atlas histoire, pages 46 et 47, le Monde diplomatique, 2010.
↬ Dominique Vidal.
Quelques références :
– Ian Kershaw, Choix fatidiques. Dix décisions qui ont changé le monde 1940-1941, Seuil, Paris, 2009.
– Götz Aly, Susanne Heim, Les Architectes de l’extermination. Auschwitz et la logique de l’anéantissement, Calmann-Lévy, Paris, 2006.
– Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, Paris, 2005.
– Christian Gerlach, Krieg, Ernährung, Völkermord. Deutsche Vernichtungspolitik im Zweiten Weltkrieg, Pendo Verlag, Munich, 2001.
– Herbert P. Bix, Hirohito and the Making of Modern Japan, Harper Collins Publishers, New York, 2000.
– Saburo Ienaga, The Pacific War, 1931-1945, Pantheon Books, New York, 1978.
– Hedley P. Willmott, Atlas de la guerre du Pacifique, 1941-1945, Autrement, Paris, 2001.
– Lew Besymenski, Stalin und Hitler, Aufbau Taschenbuch Verlag, Berlin, 2006.
– Ludolf Herbst, Das nationalsozialistische Deutschland 1933-1945, Die Entfesselung der Gewalt : Rassismus und Krieg, Suhrkamp, Francfort, 1996.
– Bianka Pietrow-Ennker (Hg.), Präventivkrieg ? Der deutsche Angriff auf die Sowjetunion, Fischer Taschenbuch Verlag, Francfort, 2000.
– Geoffrey Roberts, The Soviet Union and the Origins of the Second World War, St. Martin’s Press, New York, 1995.