Les États de facto sont souvent présentés comme des zones grises isolées des relations internationales formelles, faisant face à d’importants problèmes internes et à des menaces extérieures [1]. Ces entités contestées sont largement perçues comme des territoires séparatistes illégitimes, si bien que les élites locales de Transnistrie ou des Républiques d’Ossétie du sud, d’Abkhazie, du Haut-Karabagh et de Chypre du nord sont toujours marginalisées lors des négociations de règlement des conflits. Considérées comme de marionnettes dans les mains de leurs États-parents, elles ne sont pas considérées comme des acteurs autonomes. Pourtant, bien qu’ils ne puissent faire entendre leurs voix au sein des forums internationaux, ils influencent plus ou moins directement les positions des États qui les protègent, tout en maintenant des revendications de souveraineté fondées sur leurs assises militaires, sur l’existence de populations permanentes et de capacités locales de gouvernance.
Le conflit du Haut-Karabagh trouve ses origines dans la décision du Bureau caucasien du Comité central du Parti Communiste (Kavburo) du 5 juin 1921, de refuser le statut de République à cette région majoritairement peuplée d’Arméniens, pour l’inclure au sein de la République socialiste soviétique (RSS) d’Azerbaïdjan par la création de l’Oblast autonome du Haut-Karabagh (OAHK) en 1923 [2]. Les Arméniens du Haut-Karabagh contestèrent cette décision à six reprises (1929, 1935, 1963, 1966, 1977 et 1987), mais le statut de l’entité n’évolua pas jusqu’à la déclaration de sécession du 12 juin 1988 [3].
Le Comité Karabagh organisa des manifestations à Erevan en faveur de l’indépendance et de l’unité, alors que le Soviet Suprême du Haut-Karabagh approuva une déclaration d’union avec la RSS d’Arménie (20 février 1988) qui fut rejetée par la RSS d’Azerbaïdjan (le 13 juin 1988) et par le Soviet Suprême d’URSS (le 18 juillet 1988), mais qui fut approuvée par la RSS d’Arménie (le 15 juin 1988), étant ensuite confirmée lors d’une session commune avec les dirigeants arméniens de l’OAHK le 1er décembre 1989 [4]. En réponse à l’indépendance de l’Azerbaïdjan le 30 août 1991, et en cohérence avec le mouvement plus large de la Perestroïka, les Arméniens du territoire approuvèrent un référendum le 10 décembre 1991 (boycotté par les Azéris locaux) sur la création de la République du Haut-Karabagh (RHK). Son indépendance fut formellement proclamée le 6 janvier 1992.
La guerre prit fin suite au cessez-le-feu signé le 12 mai 1994 sous les auspices de l’OSCE et du Groupe de Minsk. Depuis lors, aucun traité de paix n’a été entériné : là où l’Azerbaïdjan entend défendre son intégrité territoriale face à la politique expansionniste d’Erevan, les élites de la RHK soulignent leurs droits à l’autodétermination (position soutenue indirectement par l’Union européenne dans les documents relatif à sa politique de voisinage), face aux discriminations historiques imposées par Bakou.
Sur le terrain, les élites de la RHK ont réussi à défendre militairement (avec le soutien de l’Arménie) leur assise territoriale et ont profité de cette situation de « ni guerre ni paix » pour engager un processus d’étatisation qui a exclu la tutelle azérie. Malgré des affrontements récurrents le long de la ligne de front, les élites de la RHK ont structuré des forces armées qui comptaient environ 18 500 soldats en 2005 [5], occupé plusieurs territoires azerbaïdjanais adjacents, approuvé en juin 2005 une Constitution locale, importé stratégiquement des lois arméniennes et organisé cinq élections présidentielles (1996, 1997, 2002, 2007 et 2012) et six élections législatives (1991, 1995, 2000, 2005, 2010 et 2015).
Les cycles récurrents de négociations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont tous échoué. On connaît mal le processus d’étatisation par le bas, ainsi que les stratégies des acteurs locaux pour préparer les conditions de sortie du conflit sur le terrain, mais on sait qu’elles sont très dynamiques, ce qui montre que c’est loin d’être un « conflit gelé » comme on le qualifie trop souvent sur la base de l’impasse diplomatique. En fait, les élites locales modifient jour après jour tant l’« ethos » que le « demos » du territoire. Une résolution du conflit semble de même très improbable sans l’implication d’acteurs locaux pourtant allègrement dénigrés.
L’étatisation et la nationalisation, se sont les deux aspects principaux, « dur » et « doux », de la construction nationale : l’établissement de la structure administrative, économique et militaire pour que l’État fontionne, et la création d’une identité partagée et d’un sens d’unité à travers l’éducation, la propagande, l’idéologie et les symboles de l’État [6]. Les actions informelles des élites sont privilégiées, afin de renforcer l’indépendance autoproclamée, dont la légitimité ne découlerait pas tant de sa reconnaissance internationale, mais de la réunion des éléments internes constitutifs de l’État.
Cette puissante stratégie d’étatisation constitue un instrument privilégié par les élites locales non seulement pour défendre leur souveraineté vis-à-vis des prétentions de l’Azerbaïdjan, mais aussi pour maintenir leur marge de manœuvre dans le cas d’un revirement de position de l’Arménie à leur égard.
L’émergence de l’État de facto
L’affirmation d’une défense militaire et d’une souveraineté territoriale
Le processus d’étatisation du Haut-Karabagh, dont la gestation avortée au début du XXe siècle a été mise en sommeil par la politique soviétique des nationalités, s’est enclenché dès le début du conflit arméno-azéri : la guerre a favorisé le verrouillage externe des frontières et a fourni le « catalyseur » de l’institutionnalisation interne. Depuis le cessez-le-feu en 1994, le gouvernement de facto du Haut-Karabagh exerce une autorité exclusive sur le territoire qu’il revendique, et s’arroge le monopole de la violence.
Journaliste pour le bimensuel Demo à Stepanakert, le plus en vue de la presse locale, Georgy Tarkoumian explique sans détour :
Le conflit armé contre l’Azerbaïdjan a fait beaucoup de victimes. Chaque famille ici a des proches qui ont été touchés. Mais notre victoire militaire est claire. Depuis 1994, nous sommes autonomes et indépendants. L’Azerbaïdjan ne peut plus remettre les pieds ici ».
Le conflit armé est la cause d’un désarroi sociétal profond, et en même temps un marqueur de souveraineté. La « victoire militaire » a servi d’alibi pour la création d’un mythe fondateur.
La Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA-Dashnag) incarna le pouvoir exécutif durant la guerre, et forma le Comité d’État à la défense du Haut-Karabagh (CEDHK) le 12 juillet 1992 après la perte des territoires de Chahoumian et de Mardakert. La souveraineté fut proclamée à la suite du référendum sur l’indépendance le 10 décembre 1991, la FRA détenant alors une majorité au sein du premier Parlement élu. La FRA fut un acteur clé de la résistance, recrutant des volontaires et apportant un soutien logistique en armes et en vivres aux milices d’autodéfense, qui furent progressivement coordonnées par le CEDHK, puis intégrées dans un corps armé unique.
Ce processus est évoqué par Georgy Tarkoumian :
La RHK est souveraine depuis le référendum. Jusqu’en 1994 c’est le conflit qui a dominé. Le Parlement jouait un rôle secondaire et ne s’est presque pas réunit. La priorité était la défense de notre territoire […] Ce sont les chefs militaires qui incarnaient le leadership politique. La victoire militaire a doté l’armée — qui désormais protège la Nation — d’une grande popularité ».
L’armée constitue l’épine dorsale de ce territoire contesté : pléthorique, elle est constituée de professionnels, mais aussi de nombreux jeunes en service militaire originaires du Haut-Karabagh et d’Arménie. L’armée arménienne étant elle-même très présente dans la RHK, la chaîne de commandement a des frontières très poreuses entre les militaires arméniens et karabaghiens, d’autant plus qu’une part substantielle des équipements est financée par l’Arménie.
Bien que le conflit ait retardé l’instauration d’une vie politique conventionnelle, il a créé un nouveau pouvoir politique autour des chefs militaires. Le « Haut-Karabagh » désigne le repli montagneux (et non la plaine dénommée « Karabagh ») qui constitue une zone de confins à la périphérie orientale du monde arménien, ayant formé un territoire-frontière entre les Empires ottoman, perse et russe et entre les mondes chrétien et musulman. Fort d’une position géostratégique défensive favorable, le territoire a toujours oscillé entre un désir d’affirmation identitaire et l’attribution de son statut par des autorités exogènes.
Le conflit a permis d’instaurer une nouvelle souveraineté territoriale défendue par le Gouvernement autonome du Haut-Karabagh (GAHK) depuis mai 1994. Fort de ses richesses en gaz naturel et en pétrole, Bakou poursuit une véritable course à l’armement depuis lors, et bien qu’aujourd’hui sur-armé, une reconquête du territoire semble très improbable.
Le GAHK contrôle non seulement le Haut-Karabagh, mais occupe plusieurs zones adjacentes. Quatre types de territoires peuvent être distingués :
– Le territoire officiel de la RHK (4 400 km2) qui comprend six régions : Askéran (qui englobe la capitale Stepanakert), Chahoumian, Chouchi, Habrout, Mardakert et Mardouni.
– Les deux territoires-tampons entre l’Arménie et le Haut-Karabagh : Latchine (1 835 km2) au sud-ouest du corridor du même nom, et Kelbajar au nord-ouest (1 936 km2), officiellement azéris mais de facto administrés par la RHK.
– Les deux zones azéries occupées par la RHK au nord et à l’est, comprennent cinq districts : Agdam dont l’armée du Haut-Karabagh occupe 77% des 842 km2, Fizouli (33% des 462 km2), et les districts de Djebraïl (1 050 km2), Koubatli (802 km2) et Zanguélan (707 km2).
– Un district de la RHK officielle, mais contrôlé par l’Azerbaïdjan, celui du Chahoumian.
En 1988, l’OAHK représentait 5,1% du territoire azerbaïdjanais (4 400 km2), soit le territoire de la RHK officielle, effectivement contrôlé par le GAHK, ne représente plus que 4,7% (4 061 km2) en 2016 (le district de Chahoumian en moins). Par contre, les Arméniens du Karabagh contrôlent les territoires-tampons de Kelbajar et de Latchine reliant l’Arménie. Si l’on inclut les deux autres zones azéries occupées au nord et à l’est, le GAHK assure donc en 2016 un contrôle militaire sur un ensemble territorial de 11 722 km2, soit 13,4% du territoire azerbaïdjanais (4,7% pour la RHK officielle et 8,7% pour les territoires occupés), et non pas 20 % comme le revendique souvent Bakou.
Les élites de Stepanakert considèrent les territoires occupés comme une « ceinture de sécurité » face aux velléités de reconquête des autorités azerbaïdjanaises. Ils représentent une monnaie d’échange potentielle dans le cadre d’une éventuelle négociation. L’occupation renforce cependant d’autant plus la vision des dirigeants azéris convaincus que la RHK « tente de s’approprier une partie du territoire azerbaïdjanais par des moyens militaires et grâce au soutien de l’Arménie » [7]. Les territoires occupés au nord et à l’est seront peut-être un jour rendus, mais sans doute pas ceux de Kelbajar et de Latchine. Arkady Ghougassian, ex-président de la RHK jusqu’en 2005, considérait que le « corridor de Latchine ne pouvait pas faire l’objet de compromis parce qu’il reliait le Karabagh avec le monde extérieur » [8]. Une telle position laisse entrevoir une volonté future d’unification de la RHK à l’Arménie.
La « nationalisation » de la population
Le contrôle territorial n’est pas un événement suffisant pour « inventer » un nouvel État. La consolidation de cet État de facto requiert une population propre, pouvant s’incarner dans la quête de souveraineté de la RHK. La comparaison de l’évolution démographique des Arméniens et des Azéris au sein des unités administratives rurales de l’OAHK (Stepanakert exclue) et de la RSS d’Azerbaïdjan de 1959 à 1979, montre comment le facteur démographique a joué un rôle important dans le renforcement du sentiment d’une « menace » azérie avant 1989 (tableau 1). Le déclin de la population totale au sein des cinq rayons ruraux de l’OAHK contraste avec l’augmentation du poids de la minorité azérie, de 5,9% à 15,1% au sein du rayon de Mardakert, de 6,9% à 18% pour Askeran ou de 50,9% à 67,7% pour la zone de Chouchi. La proportion d’Arméniens diminua aussi dans les autres territoires de la RSS d’Azerbaïdjan comme Dachkesan (de 36,8% à 26,6%) et Chahoumian (de 73,3% à 60,7%). Entre 1926 et 1979, la proportion d’Azéris du Nakhitchevan a aussi augmenté de 270% alors que la présence arménienne a été divisée par cinq (de 15% à 1,4%) (Zeynalov, 2001 : 196). La population azérie du rayon de Latchine doubla de 22 400 à 41 200 habitants entre 1959 et 1979.
La démographie comme justification
Globalement, la proportion d’Azéris a augmenté de 4,9% en 1923 à 21,5% en 1989, ce qui s’explique par un fort taux d’accroissement naturel (taux de natalité plus fort que le taux de mortalité), et par un solde migratoire plus faible vers les centres urbains.
La préférence des Arméniens pour la vie urbaine fut renforcée par leur implication plus forte au sein des appareils bureaucratiques soviétiques en Arménie, en Azerbaïdjan et en Russie. Les conflits suite aux massacres de 1905 et de 1918-1919 qui entraînèrent la mort d’environ 20% de la population, ont provoqué d’importants flux migratoires arméniens vers les centres urbains. La diminution du poids démographique des Arméniens a joué un rôle déterminant dans l’essor de l’idée d’une unification de l’Oblast autonome du Karabagh avec la RSS d’Arménie. La population du Karabagh a aussi très sensiblement diminué en raison de la guerre : elle est passée de 189 000 en 1989 à environ 149 000 habitants en 2015. La situation démographique de la région est redevenue la même qu’en 1970... Elle est désormais quasi-exclusivement composée d’Arméniens : seuls 700 Azéris environ résident encore dans le district du Chahoumian sous contrôle azerbaïdjanais.
Pourtant, le processus de « nationalisation » de la population se traduit par une politique de peuplement depuis 1994 : les élites de Stepanakert considèrent légitime de soutenir l’installation de nouveaux habitants, notamment dans les districts de Latchine et de Kelbajar. Avec le soutien tacite de l’Arménie, le GAHK développe une politique dite de « reconstruction post-conflit », qui vise à réhabiliter des infrastructures détruites et à construire de nouvelles habitations pour l’installation de 70 000 personnes au cours de la décennie 2010-2020. En 2005 par exemple, 887 millions de drams (soit environ 1460 millions d’euros), furent mobilisés pour aider les déplacés [9]. Les Arméniens ayant fui l’Azerbaïdjan peuvent « légalement » devenir propriétaires d’une maison inoccupée après y avoir résidé pendant trois ans, ce que beaucoup considèrent comme une compensation.
L’OSCE a ainsi constaté en 2005 le soutien tacite du GAHK, pouvant aller jusqu’à l’aide à la construction d’infrastructures et l’exemption de certaines taxes. Considérés comme des déplacés internes au sein de l’État azerbaïdjanais plutôt que des réfugiés pouvant bénéficier d’une aide internationale, les déplacés arméniens sont donc dépendants des soutiens matériels et financiers de la diaspora et du GAHK.
Voici ce qu’en disait un membre du ministère des affaires étrangères du GAHK :
À la fin des années 1980, le sentiment d’insécurité devenait trop important pour les Arméniens installés en Azerbaïdjan. Beaucoup sont venus se réfugier ici, mais plus encore sont partis en Arménie. […] Depuis que la situation s’est stabilisée, certains reviennent d’Arménie, d’autres Arméniens décident de venir s’installer ici et ouvrent des petits commerces. D’autres viennent de l’étranger et investissent ici. Dans les villages, il faut construire des infrastructures. Nous essayons d’accueillir et d’aider tous les Arméniens qui viennent s’installer ».
Une telle position gomme la distinction entre le droit au retour des déplacés d’Azerbaïdjan et l’immigration des Arméniens venus d’Erevan ou de la diaspora, qui relève de dynamiques plus politiques aux vues du sous-développement économique et du solde migratoire négatif de l’enclave. Cette politique est évidemment dénoncée par Bakou :
L’Arménie mène une politique de colonisation illicite et massive de la population dans les territoires occupés dans le but de les annexer, ce qui représente une violation flagrante du droit international ».
La « nationalisation » soutenue par le GAHK demeure donc paradoxale : le droit à l’autodétermination des Arméniens du Haut-Karabagh est revendiqué par défaut, sur la base du refus de la tutelle azérie ; l’étatisation ne va pas de pair avec la revendication de reconnaissance d’une nouvelle nation. Bien que l’occupation de territoires viole les principes du droit international, le peuplement de zones adjacentes au Haut-Karabagh vise à modifier les conditions sur le terrain et à rendre impossible le retour de la souveraineté azérie : la position légitime de Bakou sur l’occupation devient toutefois graduellement déconnectée des dynamiques sur le terrain.
L’instauration d’un gouvernement autonome
L’institutionnalisation de l’État de facto se traduit enfin par l’instauration de structures gouvernementales autonomes : l’affirmation d’une autorité politique indépendante, tant de l’Azerbaïdjan que de l’Arménie, constitue une stratégie du fait accompli visant à démontrer l’irréversibilité de l’étatisation.
De 1991 à 1994, malgré l’institutionnalisation d’un pouvoir législatif, le pouvoir demeura dominé par les chefs militaires. Le régime initial correspondait à un régime d’Assemblée unique, puisque la fonction de Président de la République ne fut instituée qu’en décembre 1994. Le fait que le Parlement fut dominé par la FRA-Dashnag dont les leaders dirigèrent les opérations militaires, conféra une certaine légitimité aux nouvelles élites.
Comme le souligne la journaliste Karen Gulbenkian :
Le conflit a permis de fusionner les groupes et les milices indépendantes en les mettant sous l’autorité d’une même direction militaire […] Durant la guerre, les opérations étaient décidées entre les chefs militaires du Haut-Karabagh et les dirigeants arméniens. Mais après la guerre, les volontaires d’Arménie sont repartis et l’armée du Karabagh a été créée. Les dirigeants militaires sont devenus des dirigeants politiques comme Robert Kotcharian par exemple ».
La trajectoire de Robert Kotcharian est un très bon exemple de ce processus d’évolution politique. Originaire de Stepanakert, il fût un des chefs les plus actifs du Comité Karabagh depuis 1989. Il devint député en 1991, Président du CEDHK en août 1992, puis Premier ministre et enfin Président de la RHK en 1994. Le Président, chef de l’exécutif, est élu au suffrage universel direct pour un mandat de 5 ans renouvelable une fois. La sécurité intérieure, la défense et les affaires étrangères restent le domaine réservé du chef de l’État.
L’affirmation d’un régime présidentiel depuis 1994 s’est vue renforcée par la situation de « ni guerre ni paix », qui favorise le maintien de la loi martiale et la prépondérance de l’institution militaire, d’ailleurs premier employeur de ce territoire. Le jeu politique interne s’est structuré autour de l’opposition entre le Mouvement Démocratique Artsakh (MDA) au pouvoir, et la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA), un parti nationaliste de gauche. Les députés « sans parti » représentent presque un quart des membres de l’assemblée. La situation de guerre latente limite toutefois les conflits idéologiques aux questions économiques et sociales, la vie politique locale demeurant très personnalisée autour des grandes familles et des notables économiques locaux.
L’instauration d’un gouvernement a favorisé la formation d’un corps administratif propre : environ 500 personnes travaillent pour l’État, principalement à Stepanakert, alors que de 15 à 30 personnes composent les administrations ministérielles [10]. Les équipes administratives sont constituées sur un mode néo-patrimonial. Le gouvernement s’organise autour d’une dizaine de ministères. La configuration propre à un « micro-État » dont 90% du territoire demeure rural a pour effet de concentrer les ministères et leurs administrations, dont la plupart siègent dans un bâtiment commun au gouvernement à Stepanakert. Le personnel politique est limité et faiblement professionnalisé, puisque de nombreux parlementaires n’exercent leurs fonctions qu’en complément d’autres activités économiques.
Les équipes gouvernementales gravitent ainsi autour d’une dizaine de personnes, dont les postes évoluent mais dont le renouvellement reste faible.
Un employé de la RHK illustre bien ce processus :
Après 1994, le gouvernement n’a pas vraiment eu de difficultés pour affirmer son autorité, il régnait une atmosphère de consensus. Les oppositions reflétaient plus des rivalités personnelles que des différences politiques. L’ensemble des acteurs étaient d’accord pour résister à l’Azerbaïdjan, soutenant un Président fort capable de trouver des appuis à Erevan et de gouverner. L’administration a été organisée progressivement dans le but de contrôler et de développer le territoire »
L’objectif prioritaire absolu, c’est le contrôle territorial, et c’est ce qui explique la « présidentialisation » du régime, la tendance au consensus entre le gouvernement et l’opposition, le maintien de la loi martiale et bien entendu, la très forte militarisation de l’enclave.
Il y a bien une volonté d’exercer une souveraineté et de construire un appareil d’État, mais il existent des facteurs limitants : la monnaie utilisée dans le Haut-Karabagh reste le dram arménien, dont l’impression et le cours dépendent de la Banque centrale d’Erevan ; le territoire est aussi largement tributaire de l’aide économique arménienne, qui représente plus de la moitié de son budget ; le drapeau de la RHK ne diffère de celui de l’Arménie que par l’ajout d’une bandelette noire hachurée ; il n’y a pas de visa spécifique pour se rendre en RHK. Par contre, citoyens d’une République non reconnue, les Arméniens du Haut-Karabagh sont contraints d’utiliser un passeport arménien assortit de la mention « Stepanakert » pour voyager, qu’ils peuvent demander aux autorités arméniennes. La RHK dispose de diplomates, notamment en France, aux États-Unis ou au Canada, mais ses « représentations à l’étranger » n’ont, comme le territoire, pas de reconnaissance officielle.
Le processus d’étatisation, dominé par l’exécutif, est très dynamique, tant sur le plan de la « création institutionnelle » que sur le contrôle militaire de l’entité. Presque deux décennies après le cessez-le-feu de 1994, le contrôle territorial renforcé et l’existence d’un gouvernement autonome très actif et bien organisé sont deux facteurs qui auront une profonde influence sur un éventuel futur accord de paix. Les négociations politiques n’aboutissent pas, et les acteurs internationaux ne tiennent pas compte des processus et des forces « locales ».
La revendication indépendantiste au Haut-Karabagh devrait être comprise comme une stratégie politique des élites locales afin de maintenir leur autonomie non seulement vis-à-vis de l’Azerbaïdjan, mais aussi de l’Arménie. Même s’il existe un consensus nationaliste très fort en Arménie dans la défense du territoire, les élites arméniennes sont divisées sur les stratégies de sortie de conflit, certains critiquant le poids économique et les difficultés supplémentaires qu’inflige le Haut-Karabagh à une Arménie qui traverse elle-même de sérieuses difficultés politiques et économiques.
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En 2000, l’Arménie et l’Azerbaïdjan considéraient le vieux projet d’échange territorial que les États-Unis avaient élaboré en 1992 :
Ce plan, modifié à plusieurs reprises, prévoyait la reconnaissance par l’Azerbaïdjan de l’indépendance de la République du Haut-Karabagh et le transfert à l’Arménie du corridor de Latchine qui la relie à cette enclave, en échange du district de Meghri, qui aurait été octroyé à l’Azerbaïdjan. [...] En janvier 2000, au lendemain de la rencontre de Davos entre les présidents Robert Kotcharian et Gueïdar Aliev, cette tentative de troc a été accueillie favorablement par le ministre des affaires étrangères azerbaïdjanais, M. Vilayat Guliev, qui l’avait qualifiée de « percée historique ». Mais du côté arménien, les réactions officielles ont été tardives et embarrassées : le chef de la diplomatie, M. Vardan Oskanyan, a admis que l’idée d’un échange territorial avait bien été examinée au cours d’un sommet, affirmant toutefois qu’elle avait été d’emblée rejetée par le président Kotcharian et que le chapitre était donc clos. »
Jean Gueyras, « Impossible troc entre Arménie et Azerbaïdjan » , Le Monde diplomatique, mars 2001.
Le projet, mort et enterré, aura donc fait long-feu. Depuis, on n’en a jamais reparlé...