C’est l’aube, et il n’y a pas encore de pluie. Plus tard dans la journée, il va faire froid et une pluie grise, d’automne déjà, va tomber ; à quelques kilomètres de là, de nombreuses personnes vont courir le long des rails en tenant des sacs en plastique au-dessus de leurs têtes. D’autres vont se servir de sacs pour se les attacher autour des pieds — certains portent seulement des tongs, certains sont pieds nus — ou protéger leurs affaires. S’ils ont des affaires. D’autres n’ont pas de sacs.
C’est l’aube dans le camp de transit de Kanjiža. Pas de policiers en vue. Des petits groupes se forment déjà, commencent à marcher le long de la route en direction de la frontière. Devant le portail, déjà quelques taxis. Devant les tentes, des piles de chaussures (mocassins, chaussures de sport, sandales) et leurs porteurs qui dorment encore au-dedans. Devant le camp, partout, des déchets : dans les bosquets, la merde des jours précédents, emballages, sacs, autorisations de passage grecques. Des sacs à dos, sacs en plastiques, habits laissés à l’abandon — un groupe de femmes serbes s’est approché, parcourt ces bagages, les trie et emporte des vêtements dans des grands sacs en plastique. Il commence à pleuvoir.
C’était en Voïvodine, en septembre dernier. Quelques jours avant que le gouvernement hongrois ne ferme complètement le mur construit durant l’été le long de la frontière avec la Serbie. Partout sur les lieux qui menaient vers l’autre côté : une immense quantité de déchets. J’y suis retourné quatre mois plus tard. Voir ce qu’il restait des déchets.
S’il y restait quelque chose pour édifier une mémoire.
Retour à la gare routière de Subotica. En septembre, les quais étaient bondés, enfants jouant au loup, familles sur le sol, jeunes hommes anxieusement au téléphone, attendant un bus vers la frontière ou un signe du passeur ou attendant un membre de la famille, un ami resté, perdu plus au Sud. À présent, la gare routière est redevenue une gare routière de ville de province, presque vide, à l’intérieur sombre. Il faut désormais montrer son billet à un contrôleur pour pouvoir accéder aux quais : le contrôle est plus strict. (Peut-être qu’il a toujours été strict et qu’il s’est simplement soudainement effondré pendant quelques mois imprévus et que désormais, comme tout, tout est redevenu normal. En ordre.)
Depuis là, il faut continuer pendant vingt minutes sur la route, tout droit, pour arriver à « la jungle de Subotica ». Pendant des années, c’est ainsi que les médias ont désigné une usine de briques désaffectée. Elle a longtemps été une étape sur les routes migratoires ; bien avant cette année et cet été on s’y arrêtait, faisait un feu, passait la nuit. Dernière nuit dans les Balkans.
Plus personne depuis septembre et les routes redirigées vers la Croatie. Seule indication depuis la route : une feuille plastifiée sur un grillage, avec un logo représentant un homme et une poubelle avec l’indication « don’t throw garbage » sous-titrée en arabe. Dans la jungle, des chiens errants et un homme qui semble s’être installé, pour vivre parmi les machines dysfonctionnelles. Sur les poutres, sur les murs, sur les vieux boyaux de l’usine : des noms des noms des noms. Parfois des dates. Griffonnés à la craie, au stylo, à la peinture, en lettres arabes surtout, parfois latines. Quelques sacs de couchage, des traces de feux (les anciens cahiers de service de l’usine à moitié calcinés), des sacs en plastique « Caritas Allemagne », quelques livres en arabe. Des emballages de médicaments, en grandes lettres rouges sur un mur « I love Afghanistan ».
Retour le lendemain au camp de transit, en-dehors de la ville voisine de Kanjiža. Durant l’été, des bus déversaient les personnes ici, depuis Preševo à la frontière Sud, depuis Belgrade, depuis Subotica parfois ; parfois les bus allaient au village de Horgos, plus près de la frontière ; depuis le camp, à intervalles irréguliers, d’autres bus partaient en direction de Horgos, à une vingtaine de kilomètres ; certaines personnes prenaient des taxis ; beaucoup marchaient. Depuis, tout a été nettoyé au site du camp. Méticuleusement.
Le portail entrouvert (mais il ne mène plus à rien) rappelle désormais étrangement d’autres portails plus terribles. Sur l’herbe gelée, seulement l’herbe plus jaune là où se tenaient les tentes. Penché, j’examine le gazon : presque rien : une lire turque, quelques rasoirs, des squelettes de cartes SIM (grecque/serbe), une fiole à médicaments, quelques emballages déchirés qui pourraient appartenir à toi ou à moi. Le système de canalisation est toujours en travaux. Seule une partie des toilettes mobiles est restée en place, immobile, abandonnée, encore utilisable. Tout cela pourrait être un terrain vague occupé de temps en temps par un manège ou un cirque itinérant.
Il fait moins dix degrés dans le vent.
Depuis la dernière maison du village de Horgos, il faut marcher une demi-heure sur les rails pour arriver jusqu’au mur. Un garçon sur un vélo :
— Pourquoi vous allez par là-bas ? Il n’y a rien là-bas.
La terre semble avoir avalé les déchets qui jonchaient partout la route. Quelques rares habits, le bout d’une feuille de permis de passage grecque. Un peu plus loin, des traces de feux de camps, traces de ceux qui tergiversaient, hésitaient, attendaient encore quelques heures ou une nuit, cuisaient des patates ou des pommes trouvées dans les vergers.
C’est ici qu’en septembre nous grimpions tous en haut d’une ancienne tour de guet, pour regarder de l’autre côté, peut-être, avec une certaine foi dans le pouvoir de l’observation — à force d’observer, quelque chose devait arriver, quelque chose d’observable devait advenir enfin, mettre fin à cette incertitude et à cette peur. Nous suivions du regard l’hélicoptère qui tournoyait, trop proche de nous ; il rappelait d’autres hélicoptères et beaucoup avaient peur.
Je suis de retour, mais sans eux : à la fin du chemin, ou presque, quelques sacs de couchage accrochés étrangement aux arbres. À la fin du chemin qu’avaient emprunté tant de milliers de personnes, le passage a été fermé par un grand wagon rouge hérissé de barbelés — comme une étrange idole, ancienne et moderne à la fois, affirmation sans équivoque d’un non, d’une obstruction, d’une exigence qu’ici et pour toujours s’arrête quelque chose et quelqu’un. Frontière fermée, sécurisée, hermétique. Après quelques minutes, très rapidement, la police puis l’armée hongroise arrivent de l’autre côté : que faites-vous là qui êtes-vous, êtes-vous serbe, voix estompées, ridicules dans le silence.
Mes appareils aussi se bloquent dans le vent. De toute façon, que reste-t-il à photographier ? Le mémorial, c’est ce vide, c’est ce vent, qui dispersent et qui cachent toute trace de ceux qui n’ont pas de noms, en route vers l’Europe ; corps fatigués, gestes nerveux, familles élargies, jeune homme aux béquilles, doctorante en anglais, professeurs d’arabe et de mathématiques, femmes au foyer, femmes guidant des oncles apathiques, en avant vers l’Ouest, opposants politiques, apolitiques, paysans, jeunesse dorée des banlieues, chanteurs de variété... Tous ont pu laisser, oublier ces quelques traces ici. Tous ont pu ont allumer ces feux ici.
Il faudrait quadriller ces terrains vagues et ces vergers sans fruits, les fouiller avec méthode et patience, faire un inventaire de ces objets, retracer leur vie et leurs trajectoires possibles. Ils pourraient peut-être nous parler autrement que ceux qui les ont abandonnés ou perdus et autrement que les médias et les politiciens et le silence et les litanies de préjugés.
Sur cette terre dévastée, je me demande si ce n’est pas de la nostalgie que je ressens pour ces jours de septembre. Je n’éprouve aucune nostalgie pour ces jours de terreur, grands-pères portés par des petites-filles épuisées, enfants aux extrémités perdues, interminable défilé des misères, injustice. Mais je me souviens aussi qu’il y avait dans des regards, dans des rencontres, dans des pleurs, dans ces corps poussés incessamment en avant, une certaine forme d’espoir. Aujourd’hui, plus rien. Il n’y a aucune forme d’avenir ici.
Le jour se couche sur les vergers silencieux. Et ce paysage sec, sans neige et sans traces me ramène soudain à la terre de Lampedusa : sèche, sans eau, sans arbre presque. Depuis des années, le nom de Lampedusa évoque ces images incessantes de petits bateaux de pêche tanguant dans des eaux bleues, chargés jusqu’au mât par des « eux » à la peau plus ou moins brune. Au fil de mes journées passées là-bas, un sentiment s’affine, émerge, comme cette roche soudaine au milieu du grand bleu — l’asphyxie d’être à l’intérieur d’une statue — d’arpenter les arêtes invisibles d’un symbole, vide, froid, inhumain.
Novembre 2014 : presque un an qu’aucun bateau venu d’Afrique n’a échoué sur ces rives. Les garde-côtes interceptent les embarcations, prennent sur bord les passagers et coulent leurs esquifs. Parfois, les filets des pêcheurs s’accrochent aux épaves. Seule trace. Sur l’île aussi, pas plus que quelques traces qui peuvent nous rappeler qu’ici, est « le lieu ». Et l’Europe atteinte.
J’y suis pendant le passage d’un cyclone. À l’extrémité de l’île, je m’abrite dans une vieille base de l’OTAN, abandonnée depuis des années, protégée seulement par quelques « entrée interdite » rouillées. Au début du siècle, la base a servi pendant quelques années de lieu d’accueil pour les passagers des bateaux de passage. Le désordre laisserait croire à une fuite soudaine, paniquée. Des chaussures, des bibles, de la nourriture, des registres, des photos d’activités de socialisation jonchent le sol. Sur les murs, des inscriptions simples. Traces délaissées, irrécupérées, mises en quarantaine. Abolition de la mémoire.
La fermeture de la Route des Balkans peut transformer l’entière plaine balkanique, l’entière Europe à l’image de ces espaces. Terres vagues, militarisées, où la mémoire n’est pas admise. Lampedusa semblait avoir englouti non seulement les traces de ses derniers migrants, mais aussi de tous ceux qui — depuis les Phéniciens jusqu’à la flotte anglaise — ont crié « Terre » ! en la voyant. Les policiers près de Horgos aussi ont sans doute oublié que pendant la Guerre froide, la frontière serbo-hongroise avait été la séparation brutale entre communautés hongroises vivant des deux côtés.
Les politiques actuelles de fermeture et de rejet ont pu s’imposer en maintenant et renforçant cet oubli, cette absence de mémoire. C’est cette absence qui permet aux faiseurs de Nations et aux populismes aveugles d’ériger des blocs de Nous et d’Eux, de construire des barbelés gardés par des chiens, de couper, fermer, isoler, séparer, de parler d’hordes et d’invasion, de civilisations qui s’entrechoquent. D’oublier ce qui fait l’humanité.
Les rails me ramènent au village. Il fait presque nuit, les rues sont vides. Je sais que plus au sud, ces rails passent par la frontière entre la Grèce et la Macédoine : Idomeni/Gevgelija. J’y avais été peu avant de revenir à Horgos. Dans le camp de transit de Gevgelija, je me liais d’amitié avec une bénévole macédonienne qui souriait constamment. Je lui demandais pourquoi, comment elle était venue là.
— Mes grands-parents avaient dû fuir à la fin de la guerre civile en Grèce. Ils n’avaient rien pu prendre avec eux. Ils marchaient vers la Hongrie le long de ces mêmes rails.
Comme nos ancêtres, à nous tous, à un moment ou à un autre.
↬ Aron Rossman-Kiss.
À consulter :
– le site Internet d’Aron Rossman-Kiss
– Abkhazia’s archive : fire of war, ashes of history
Du même auteur, lire aussi Sur les rails, entre la Serbie et la Hongrie, 14 octobre 2015.