Vol de terres en Éthiopie

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19 juin 2015

 

L’Éthiopie est un pays où les terres font l’objet de ces transactions foncières qu’on qualifie d’« accaparements de terres ». Les conditions dans lesquelles s’inscrit ce processus y sont emblématiques, voire caricaturales : un pays riche en terres agricoles, une partie de la population qui ne mange pas à sa faim (un tiers en état de sous-alimentation chronique, FAO, 2015), un pays qui importe des milliers de tonnes de céréales...

Par Agnès Stienne

Artiste, cartographe
Vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »
— Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.

Accaparements de terres

Selon les institutions onusiennes, il y a accaparement de terres lorsque au moins 1 000 hectares de terres ont été transférés à un investisseur étranger sans l’assentiment des populations y vivant. 1 000 ha ? En France, les grandes cultures céréalières qui nous paraissent immenses atteignent un peu plus de 100 hectares. 1 000 ha. Que représentent 1 000 ha pour les familles rurales éthiopiennes, pour les structures sociales ? Si l’on considère les besoins alimentaires d’une famille moyenne, il faut 2 ha par famille, soit 1 000 ha pour 500 familles.

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Remembrement à marche forcée
Agnès Stienne, 2013

Il ne s’agit plus d’un simple transfert de terres d’un propriétaire à un autre. Il s’agit aussi d’un modèle d’agriculture et de société qui se substitue à un autre sans l’aval des principaux concernés, les habitants.

Les ONG ont contesté cette approche très complaisante à l’égard des investisseurs qui considèrent qu’il y a accaparement ou appropriation de terres à partir de 200 hectares.

L’Éthiopie

Le pays compte 85 millions d’âmes, dont 83 % en milieu rural, vivant de l’agriculture familiale. C’est une république fédérale composée de neuf régions fondées sur la distribution géographique des familles ethno-linguistiques. Depuis la chute de la junte militaire en 1991, le régime dictatorial, toujours au pouvoir, s’est appliqué à placer ses hommes à la tête de toutes les régions. Les médias, les communications et Internet y sont totalement contrôlés, les opposants au régime sévèrement réprimés. En 2010, l’organisation Human Rights Watch (HRW) soupçonnait le gouvernement d’utiliser les aides de l’étranger — en grande partie américaines — pour faire taire la dissidence et recommandait aux donateurs internationaux de s’assurer de la destination des fonds qu’ils mettaient à la disposition du pays.

Code foncier, réforme agraire

Au milieu des années 1970, lors de la réforme agraire, les terres agricoles sont promulguées « biens collectifs » et deviennent « propriété » de l’État. Les associations paysannes attribuent aux familles qui en font la demande un droit d’usage sur des terres dans les limites de 10 hectares par foyer. Ce droit d’usage, qui se transmet de père en fils, de génération en génération, s’ajoute au droit d’accès pour tous aux espaces communs pour le pâturage, la chasse, la pêche et la cueillette des plantes médicinales.

La Constitution de 1995 entérine le statut de la terre comme « propriété commune de la nation et du peuple éthiopien », qui, de ce fait, ne peut être vendue ou échangée. Cultivateurs et éleveurs se voient garantir l’accès gratuit à la terre et la protection contre l’éviction. Néanmoins, au nom d’un « objectif public d’intérêt général », le gouvernement peut exproprier une propriété privée contre une compensation égale à la valeur du bien. Un peu plus de six millions de paysans ont fait certifier leurs droits sur 20 millions de parcelles.

L’année suivante, en 1996, une disposition autorise la location ou le leasing de la terre...

Si on examine dans le détail les structures agraires de l’Éthiopie, on s’aperçoit que les paysans sont très loin de disposer des 2 hectares minimum nécessaires par foyer. Samuel Gebreselassie, de l’organisation Future Agricultures Consortium, explique :

En 2000, 87,4 % des familles rurales disposaient de moins de 2 hectares de terres ; 64,5 % d’entre elles géraient des exploitations inférieures à 1 hectare et 40,6 % des exploitations inférieures ou égales à 0,5 hectare. De si petites fermes sont en général morcelées en 2 ou 3 parcelles. Une ferme de taille moyenne ne peut générer qu’environ 50 % du revenu minimum nécessaire à un foyer pour vivre au-dessus du seuil de pauvreté ».

Faire table rase pour les investisseurs et l’agrobusiness

Miges Baumann, responsable de la politique de développement de l’ONG catholique Pain pour le prochain n’en croit pas ses yeux lorsqu’il parcourt la région de l’Oromia en 2007 :

Notre véhicule quitte Mojo à toute allure et se dirige vers le Sud-Ouest en traversant le haut plateau éthiopien. Nous longeons une clôture récemment érigée — 5 minutes, 10 minutes, 15 minutes passent. La clôture semble s’étirer à l’infini. Il n’y a pas grand chose à voir derrière, mis à part quelques arbres et un peu d’herbe. “Il s’agit de terres clôturées destinées aux investisseurs étrangers”, explique mon accompagnateur. Mon regard balaie cette énorme surface. »
— Source : L’accaparement des terres. La course aux terres aggrave la faim dans le monde, Repères, 2010.

Suite à la nouvelle disposition de 1996, Meles Zenawi, ancien Premier ministre, confie au Ministère de l’agriculture la mission de soumettre à la location de larges territoires aux investisseurs étrangers. Selon une étude minutieuse réalisée par The Oakland Institute dans un rapport (PDF) publié en 2011, au moins 3,6 millions d’hectares de terres ont d’ores et déjà été transférés à des investisseurs, chiffre confirmé par HRW qui ajoute que 2,1 millions d’hectares de terres supplémentaires ont été depuis mis à disposition dans des conditions extrêmement attrayantes : prix de location dérisoires et ressources en eau disponibles sans limite.

HRW précise que ces transferts s’opèrent sans l’assentiment des habitants qui se voient chassés de leurs terres ou déménagés de forces vers des lieux peu propices pour recommencer une nouvelle vie.

Villagisation, déplacements forcés

Les tentatives de transferts de population avortés sont une relative constante en Éthiopie depuis le siècle dernier. Entre 1974 et 1991, le Derg (nom de la junte militaire au pouvoir de 1974 à 1991) a cherché à équilibrer la répartition de la population sur l’ensemble du territoire. À l’époque, 85 % des habitants vivaient sur les hauts plateaux (60 % du territoire pour une densité de 150 personnes au km2). C’est là que se se trouve la capitale Addis-Abeba. Une gestion calamiteuse des ressources naturelles et agricoles a abouti à la destruction de 77 % du couvert forestier et à la dégradation des sols par l’agriculture intensive. Dans les basses terres, au contraire, on a perpétué le mode d’agriculture mixte avec rotation des cultures, et l’utilisation des bœufs pour la traction des charrues et le labour. Les éleveurs nomades circulent de pâturage en pâturage selon des règles locales bien définies.

Avec les famines récurrentes qui frappent le pays, le Derg imagine qu’un transfert de population des hauts plateaux vers les basses terres rétablira la situation dans le sens souhaité. Plusieurs opérations de villagisation à marche forcée ont été menées — brutalement encadrées par l’armée ou la police — et ont tourné au fiasco, coûtant la vie à des milliers de personnes. En cause, un manque de préparation logistique, l’éclatement des communautés, et des sites de relocalisation inadéquats.

Deux décennies plus tard, Meles Zenawi se prête lui aussi à l’exercice, avec cette fois le ministre de l’agriculture et du développement rural à la manœuvre. En 2003, il entreprend de déplacer toute une population des hauts-plateaux vers des sites de réinstallation « volontaires » (sic) dans les basses terres de l’Oromia à 90 km au nord ouest de la ville de Bedele. En deux phases, 14 000 foyers, soit 68 000 personnes dont 20 % de moins de cinq ans, sont alors répartis sur sept sites. En 2004, une enquête instruite par la Disaster Prevention and Preparedness Commission fait apparaître de graves problèmes de malnutrition chez les enfants et les femmes enceintes et allaitantes. Ses conclusions sont édifiantes :

Il y a sept dispensaires et un centre de santé pourvu des principaux médicaments et vingt trois professionnels de santé. Cependant le nombre de soignants est insuffisant en comparaison du nombre d’habitants... Il n’y a pas d’école, les enfants n’ont pas accès à l’éducation... Les sept villages sont accessibles par temps sec mais les chemins sont impraticables pendant la saison des pluies... Un petit marché a émergé dans le centre, cependant les habitants n’ont aucun pouvoir d’achat... Les moulins à grains manquent, les familles doivent attendre parfois deux semaines avant d’y avoir accès... L’approvisionnement en eau potable est défaillant... L’équipe a également constaté que les derniers arrivants étaient mal équipés, notamment en ustensiles de cuisine... 0,4 % possède un animal domestique (des chèvres) ».
— Source : Nutrition Survey Report of Chewaka Resettlement Area Bedele Woreda, Illubabur Zone, mai 2004 (PDF).

Plus récemment, les programmes de réinstallations des autochtones concernent le sort de 1,5 millions de personnes : 500 000 dans la région d’Afar, 500 000 en Somali, 225 000 en Benishangul-Gumuz, et 225 000 en Gambella.

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Utilisations des terres, accaparement du sol
Esquisse : Agnès Stienne, 2015.

Dans la région agropastorale de Gambella, 42 % des terres ont été confisquées, les habitants priés d’aller voir ailleurs. Une nouvelle vague de villagisation étalée sur trois ans a débuté en 2010 pour déplacer 45 000 foyers Anuaks et Nuer. Il s’agissait, disait-on, de reloger les communautés dans des villages plus modernes dotés de meilleures infrastructures (écoles, centres de santé, routes, marchés) et enfin, d’octroyer à chaque foyer 3 ou 4 hectares de terres irrigables. Ce qui semblait attrayant sur le papier s’avérait désastreux dans la réalité : ces projets ne tenaient pas compte des besoins les plus élémentaires des personnes et des troupeaux, c’est-à-dire manger et boire. Aucune disposition n’avait été envisagée par l’intendance pour faire la soudure entre le moment où les champs seraient abandonnés avec les récoltes et celui où les nouvelles parcelles vivrières, préalablement défrichées, semées, irriguées et cultivées, porteraient leurs fruits. Sur place en 2011, HRW expliquait qu’après avoir opposé un refus au plan d’aménagement présenté par le gouverneur de région, les habitants ont été contraints de quitter les lieux, chassés par les forces de police et l’armée. Cette répression aurait fait trois cents morts, beaucoup de villageois ont été emprisonnés arbitrairement et de nombreuses femmes ont été violées.

La suite est tristement connue : pas de moulin à grain, pas d’accès à l’eau potable, des écoles sans enseignants, des enfants privés de scolarité, et des centres de santé qui ne fonctionnent pas. Et pour cause, les personnels de santé et les enseignants ont été forcés de travailler dans le secteur de la construction simplement pour permettre au chantier d’avancer... Les adolescents, quant à eux, devaient également participer aux travaux s’ils voulaient obtenir l’autorisation de passer leurs examens ! Finalement, les familles n’ont reçu pour toute compensation que des parcelles de 0,25 à 0,50 hectares de terres, en général peu fertiles, et qu’elles doivent en outre défricher sans outils... Plusieurs villages ont été abandonnés, les paysans ayant fui les violences policières : 1 500 se sont réfugiés au Kenya en mai 2011, et 2 150 en décembre de la même année. Comme le dit Ian Bailey dans l’introduction du film « Le grand accaparement des terres agricoles » (durée 25’) :

je m’attendais à rencontrer des réfugiés fuyant la famine et la guerre (...) au lieu de cela (...) j’ai découvert des milliers des réfugiés terrifiés et affamés fuyant la paix ».

Grand barrage, petites résistances

Dans la vallée de l’Omo, au sud du pays, un méga projet très controversé met en péril 500 000 agriculteurs éleveurs semi-nomades. Il s’agit du barrage Gibe III et la mise en culture irriguées de 200 000 ha de cannes à sucre, de coton, de soja, de palmiers à huile... Là encore, des expulsions forcées ont été rapportées par l’ONG Survival. Interpellés par les ONG, des parlementaires américains, britanniques et européens ont saisi leurs parlements respectifs pour que les aides à l’Éthiopie ne servent pas à financer des projets qui nuisent aux populations locales et à l’environnement. L’Usaid, l’Agence des États-Unis pour le développement international, a ainsi été mise à l’index par le Congrès américain pour son manque de discernement vis-à-vis des projets qu’elle soutient.

Malheureusement ni la contestation des populations ni la dénonciation des ONG ne semblent freiner les manigances décidées dans les couloirs des ministères éthiopiens. Le Financial Afrik du 26 mai 2014 révèle que le premier ministre a conclu des accords avec trois géants de l’industrie textile, deux américains (VF et Phillips Van Heusen (PVH)) et un indien (Shri Vallabh Pittie (SVP)), sur la mise à disposition de 3 millions d’hectares de terres pour la production de coton destinée à l’exportation. L’indien SVP envisage de commencer sa production dès 2015 à Komlolcha dans les régions de Metema et de Humera. Les appropriations continuent.

Les violations des droits humains ne sont pas les seuls « dommages collatéraux » de ces transactions secrètes. Les conséquences sociologiques y sont tout aussi négatives. Pour quelques emplois créés, c’est tout un modèle de société qui est balayé. On impose aux communautés paysannes des modèles d’agricultures industrielles qui écrasent tout sur leur passage : structures socio-économiques, savoir-faire, cultures (au sens large), paysages.

Derrière les hautes clôtures qui ceignent ces immensités livrées à la surexploitation, parfois sous la garde de la police locale, c’est l’artillerie lourde de l’agro-business que l’on utilise pour remodeler les paysages à l’aide d’une flotte de bulldozers : tunnels en plastique à perte de vue, mécanisation, intrants chimiques. Les habitants dépossédés, repoussés au-delà de ces barrières physiques et culturelles, ont vu la forêt, dont ils dépendent pour le bois, les fruits et les plantes médicinales, disparaître, les rivières détournées et leur mode de vie détruit. La seule option qui leur soit offerte est d’être recrutés comme ouvriers agricoles, exploités pour le compte de ceux qui les ont ruinés. Rejoindre les bidonvilles ou encore s’exiler.

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Qui dévore les terres éthiopiennes ?
Agnès Stienne, 2013.

À qui profitent ces magouilles ?

On cite souvent, au nombre des acquéreurs, le groupe saoudien Saudi Star et la compagnie indienne Karuturi. Le premier permet à l’Arabie saoudite de préserver ses ressources naturelles, en premier lieu l’eau, élément essentiel du « deal ». A la seconde de faire un profitable business. Il ne faudrait pas sous-estimer la présence en Ethiopie de l’Europe, des Etats-Unis ou d’Israël, très présents, notamment dans la production d’agrocarburants.

Pour justifier l’expropriation illégale des populations les plus vulnérables (et les plus discriminées) — ne répondant pas à un « objectif public d’intérêt général » — le gouvernement explique, sans rougir de ce gros mensonge, que les terres cédées ne sont pas exploitées...

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L’Éthiopie, importatrice nette de céréales !
Agnès Stienne, 2015.

L’objectif est bien de mettre un terme aux pratiques de ces communautés paysannes qui conjuguent l’agriculture traditionnelle et l’agropastoralisme avec le savoir ancestral. Ces techniques nécessitent sans doute d’être modernisées, afin d’améliorer les rendements et de faciliter le travail des hommes et des femmes. Mais l’agriculture vivrière est le parent pauvre de la politique éthiopienne, qui ne lui accorde aucun intérêt. Le manque de formation des paysans ne favorise pas l’essor d’une petite agriculture respectueuse de l’environnement et en mesure de nourrir le pays. Si les familles paysannes disposaient d’au moins 4 ou 5 hectares de terres arables de qualité et convenablement irriguées, le pays pourrait peu à peu atteindre l’auto-suffisance alimentaire. La politique résolument orientée vers le sacrifice d’une grande partie des terres au profit d’intérêts étrangers l’en éloigne résolument.

Depuis 2006, les importations de céréales ont explosé. En 2010, l’huile de palme provenait pour 83 % de Malaisie, le blé pour 42 % des Etats-Unis, de même que — très inattendu puisque c’est une céréale traditionnelle africaine — les 95 % de sorgho importé !

L’argument choc du pouvoir pour légitimer ce pillage d’Etat consiste à affirmer que l’Ethiopie a besoin de devises étrangères pour acquérir les infrastructures indispensables au développement du pays. On peut l’entendre... Mais dans ce cas, comment expliquer que des terres agricoles louées 300 euros par hectare et par an en Malaisie (entre 2 500 et 12 500 en France) le soient ici à 1,50 euros pour une qualité équivalente ?

À lire :

À voir :

À consulter :

  • Farmlandgrab.org : un site très complet qui rassemble des informations sur « la ruée pour l’achat ou la location de terres agricoles » à l’étranger.
  • Landmatrix.org : une base de données qui regroupe toutes les statistiques disponibles sur le phénomène d’accaparement des terres.
  • Sur le site du photographe Philippe Revelli : Terres, un cycle de documentaires sur les terres agricoles de la planète qui ont été concédées, vendues ou louées à des investisseurs privés ou publics. Les acquéreurs sont des entreprises agro-industrielles, des États soucieux d’assurer la sécurité alimentaire de leur population, des opérateurs financiers, des fonds d’investissement.
  • The Oakland Institute, fondation indépendante publiant rapports et documents analysant les pressions sociales, économiques et environnementales sur des sujets tels que la propriété foncière, le marché des produits agricoles ou les investissements étrangers.

Ce billet, mis à jour et augmenté, a été initialement publié sur le blog « visions cartographiques » en novembre 2013