Dans l’exposition d’esquisses cartographiques « Cartes en colère », présentée à la Maison des métallos à Paris en octobre 2012, une petite série de documents proposaient une vision - sous différents angles - de la question migratoire dans le monde : quatre esquisses pour tenter de montrer la « véritable stratégie de guerre » mise en œuvre par les pays riches pour contenir les « envahisseurs ».
par Philippe Rekacewicz
géographe, cartographe et information designer Toutes les esquisses cartographiques sont de l’auteur.
Ces cartes ne sont pas des créations nouvelles : nous les avons conçues il y a déjà plusieurs années, et nous les avons fait évoluer en fonction de nos recherches et des nouvelles connaissances acquises entre temps. Les échanges et débats permanents avec des institutions ou ONG telles que Migreurop et le Gisti en France, United à Amsterdam et plus récemment Vivre ensemble à Genève, ont aussi permis de les ajuster et de les corriger au cours des années.
Au-delà d’une vision particulière sur la géographie des migrations, c’est aussi un peu de « l’histoire » de la création et de l’évolution de ces cartes que nous souhaitons partager avec vous.
1. Planète interdite
C’est étrange, cette peur paranoïaque de l’invasion, cette volonté de se « protéger » coûte que coûte de ces êtres humains qui, chaque année, prennent le chemin de l’exil vers les pays riches qu’ils imaginent terre d’espérance. Mais les riches ont décidé que cette humanité-là était indésirable.
Ils renforcent leurs frontières, dressent des barrières, construisent des murs toujours plus hauts. Une véritable stratégie de guerre mise en œuvre pour contenir « l’envahisseur ».
Par un effet d’entraînement, d’autres grands pays comme la Chine, l’Afrique du Sud ou la Russie – et d’une manière plus informelle, le Brésil – mettent aussi en place une « sanctuarisation intérieure » pour limiter les migrations économiques des régions pauvres vers les zones de forte croissance.
Ces obstacles physiques sont des outils efficaces pour criminaliser l’immigration et rendre acceptable l’emploi d’expressions inacceptables : « immigrant illégal ». On fait croire qu’ils transgressent la loi : grâce à ces nouveaux obstacles, juridiques ou physiques, on crée une nouvelle catégorie de délinquants : le migrant.
Au mépris du droit international et des valeurs universelles.
2. Géographie d’une humanité indésirable
A l’Ouest les copains bienvenus chez nous, le portefeuille bien garni, et à l’Est, les indésirables, le petit peuple du monde trop pauvre pour nous « mériter ». Symétrie presque parfaite : subsistent des îlots de pauvres à l’Ouest, des îlots de riches à l’Est.
Manichéen ?
À peine. La géographie politique européenne des visas montre avec une certaine cruauté la vision européenne du monde, si peu généreuse. Il faudra que l’on m’explique ce qu’il y a de logique dans le fait que l’UE exige des ressortissants du Kosovo — État le plus pauvre de toute l’Europe — un visa hors de prix pour circuler dans l’espace Schengen.
Il y a de multiples façons de partager le monde, les territoires, les régions. Que ce soit selon le principe des nations, du regroupement de nations, d’indicateurs socio-économiques ou politiques, ils nous rappellent avec cynisme ce que nous n’aimons pas voir de nous-même : notre égoïsme et notre violence. Nous feignons l’aide au développement, nous n’exportons chez les pauvres que des modèles inapplicables et nous leur imposons des visas inaccessibles.
Pourtant l’Afrique pauvre, par exemple, offre aussi de la culture, de la musique et du théâtre. Des diplomates, des professeurs. Des étudiants, des travailleurs. Des écrivains. Autant d’êtres humains que l’Europe renvoie parfois ficelés comme des saucissons dans des avions, quand ce n’est pas dans des linceuls, lorsqu’ils ont échoué à obtenir un visa ou un titre de séjour.
3. Les trois frontières de l’Europe
Cette carte, nous l’avons dressée pour la première fois en 2003 grâce au méticuleux travail d’Olivier Clochard du laboratoire Migrinter à Poitiers. Nous mettons régulièrement à jour ce document et hélas, à chaque fois, nous devons rajouter des points noirs, grossir toujours plus les cercles rouges.
Le naufrage de Lampedusa en octobre 2013, au cours duquel 366 personnes sont mortes noyées, n’est pas exceptionnel. c’est juste « une tragédie » parmi de nombreuses autres tragédies, quasi quotidiennes, souvent moins spectaculaires, mais tout aussi meurtrières. 366 noms viendront simplement allonger une liste déjà longue de milliers d’autres noms.
Ces migrants ne meurent pas par « hasard » : ils sont victimes d’une politique migratoire européenne crispée sur le fantasme de l’invasion, qui ferme de plus en plus solidement les portes de son territoire en complète violation du principe de libre circulation.
Le 1er janvier 1993, Gerry Johnson, un citoyen du Liberia — pays alors dévasté par une guerre civile meurtrière —, est découvert mort étouffé dans un wagon de marchandises à Feldkirch, en Autriche. Le 9 octobre 2012, des passants retrouvent le corps sans vie d’une fillette d’environ 5 ans sur une plage espagnole, vraisemblablement tombée d’une embarcation provenant de Mellila. Entre ces deux dates et ces deux lieux, un peu plus de 17 300 autres migrants selon la liste de United qui ne donne pas encore les chiffres pour 2013 — estimation a minima d’une hécatombe ignorée — ont perdu la vie en tentant de rejoindre l’Europe, terre de liberté, d’espoir et de droits humain.
On meurt aussi en repartant, comme Marcus Omofuma, citoyen nigérian assassiné le 1er mai 1999 par trois policiers autrichiens sadiques dans un avion de la Balkan Air lors de son rapatriement forcé.
Ce projet cartographique est largement basé sur le travail méticuleux de collecte réalisé par United au Pays-Bas et Fortress Europe en Italie, sans qui cette boucherie resterait largement ignorée.
4. C’est l’Europe qui s’enferme
Cette « frise » met en regard deux éléments fondamentaux du monde migratoire. D’une part la longue « litanie » des traités, conventions et directives européennes qui ont, au cours des années, rendu la circulation des migrants de plus en plus difficile, et d’autre part, représenté ici en périodes équivalentes, le nombre connu des migrants qui sont morts en tentant de parvenir sur le territoire européen. Chaque année donc, de nouvelles restrictions, et chaque année, toujours plus de morts.
Les fermetures, les interdictions, le barrières, rien de tout cela n’empêche les flux migratoires. La circulation des migrants est toujours aussi intense, mais ces obstacles forcent les migrants à emprunter des routes plus longues, plus complexes, et surtout beaucoup plus dangereuses.