L’Europe, le politicien et la carte

#Turquie #Europe #Cartographie #Visualisation #Perception #Eurasie

29 août 2014

 

par Eudes Girard

Professeur de géographie en hypokhâgne et khâgne au lycée Guez de Balzac d’Angoulême

Décidément, François Bayrou aime les cartes de géographie. En 2004, alors que le débat sur la possible entrée de la Turquie dans l’Union européenne faisait rage à l’assemblée nationale, ce député de centre-droit s’était écrié, en répondant au chef du groupe parlementaire socialiste Jean-Marc Ayrault :

« L’adhésion de la Turquie rendrait l’Europe frontalière de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran : ce n’est pas l’Europe. Si Monsieur Ayrault conteste ce point, il suffira d’une carte pour nous départager. »

Une décennie plus tard, en 2014, lors de l’unique débat organisé par une chaîne publique sur les élections européennes - et alors que chaque débatteur se devait d’apporter un objet de son choix pour symboliser sa vision de l’Europe - François Bayrou (désormais président du Mouvement démocrate — Modem) présenta aux téléspectateurs... une carte du monde.

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M. Bayrou déploie sa carte sous les yeux de ses contradicteurs
Image : France 2, Morandini Zapping.

Consulter la vidéo.

Après avoir distingué les « pays-continent dont la population se compte par milliards » (sic) en faisant allusion à la Chine et à l’Inde, des puissances économiques et militaires comme les États-Unis ou la Russie, François Bayrou présenta alors l’Europe comme « ce petit cap du continent eurasiatique » morcelé en de très nombreux États. Cette démonstration, qui s’appuyait sur le planisphère lui permit alors de conclure : « le seul choix honnête, c’est le choix de l’unité européenne ».

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Campagne de promotion (juste avant le Conseil européen de Copenhague de 2002) plaidant pour l’entrée de la Turquie dans l’UE
« Ne ratez-pas l’opportunité historique que vous aurez à Copenhague d’accueillir la Turquie. »

Le recours à la carte, et plus précisément au planisphère, complète la rhétorique qu’aime à manier François Bayrou. Nostalgie inconsciente des cours de géographie de lycée ou réflexe pédagogique d’un ancien enseignant de lettres, il semble croire que l’apparente objectivité de la carte rend son discours plus solide.

On croit la carte objective...

La « carte d’Etat-major », produite jusqu’en 1940 par le service géographique des armées, était souvent confidentielle voire secrète. Aujourd’hui, elle s’est « démocratisée » en devenant un objet commun aux randonneurs, techniciens, ingénieurs des travaux publics, aux maires, aux décideurs ou encore aux touristes. Les présidents des conseils régionaux ou généraux qui doivent repenser le découpage administratif du territoire français (2017 pour les régions et 2021 pour les départements) doivent aussi s’assoir autour de la table cartographique.

La carte permet théoriquement de faire des choix : choix d’un itinéraire, choix d’un nouveau découpage, choix d’une stratégie, choix d’un aménagement. La carte, réduction de la réalité terrestre, est ce qui nous permettrait d’agir dans le réel et sur le réel.

La carte semble témoigner d’une certaine objectivité, sur laquelle nous pourrions tirer des conclusions, ou prendre des décisions. Ainsi, la carte conclurait naturellement que la Turquie est en dehors de l’espace européen ; l’Europe, définie grâce à la carte comme un « petit cap du continent euro-asiatique », n’aurait donc objectivement d’autre choix que de chercher à s’unir toujours davantage pour exister et peser dans le monde.

… Mais, la carte, on peut lui faire dire ce que l’on veut.

En présentant sa carte, François Bayrou faisait ainsi implicitement comme si les frontières étaient naturelles et s’imposaient d’elles-mêmes à l’humanité ! Or, c’est précisément l’inverse : ce sont les êtres humains qui imposent les frontières. L’Histoire de l’Europe l’illustre plus que toute autre partie du monde. C’est Vassili Tatischev (1686-1750), le géographe de Pierre Le Grand, qui par convention définit au XVIIIe siècle les frontières de l’espace européen jusqu’à l’Oural… pour faire de la Russie un pays européen !


Un siècle de changements frontaliers en Europe

par Philippe Rekacewicz

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Ne pourrait-on pas, par exemple, étendre par convention en ce début de XXIe siècle les frontières de l’Europe… jusqu’au mont Ararat qui culmine à 5 137 mètres ? Les symboliques seraient religieuses et ésotériques (l’arche de Noé), géographique (le nouveau plus haut sommet d’Europe), et politique : une Europe qui offrirait l’occasion, à partir du legs politique de Mustapha Kémal, de définir un Islam pleinement démocratique face aux royaumes théocratiques dont certains fleurent avec le fondamentalisme musulman.

En évoquant les frontières de la Syrie (en 2004, donc bien avant la guerre civile actuelle) de l’Irak et de l’Iran, François Bayrou essaye de nous faire comprendre que l’Europe se retrouverait en première ligne d’un espace géopolitique très turbulent, et qu’elle n’en a pas les moyens : puissance commerciale, espace d’échanges intenses, l’Europe n’est encore qu’un piètre acteur diplomatique et militaire, incapable d’apaiser les conflits qui persistent aux marges de son espace.

Avec sa carte, François Bayrou entend « montrer » que l’Europe est reléguée au second plan et que seule son unité lui permettrait de compter dans un monde en pleine recomposition géopolitique. S’il peut rallier facilement les téléspectateurs à sa vision, c’est uniquement parce qu’ils savent déjà que la Chine et l’Inde comptent, chacun, plus d’un milliard d’habitants et que les États-Unis sont encore la première puissance économique et militaire du globe. Mais bien sûr, ces éléments n’apparaissent pas sur le planisphère présenté par le leader du Modem qui feint d’y lire ce qui n’y figure pas, mais qu’il sait par ailleurs… Et les téléspectateurs font la même chose, comme si la carte montrait davantage par ses non-dits que par ce qu’il y a réellement représenté dessus.

Drôle d’objet que la carte…

Il aurait pu en être différemment s’il avait mobilisé, non pas un planisphère classique, mais des cartes thématiques ou encore des cartes en anamorphose. Cette technique permet de déformer (agrandir ou rétrécir) les surfaces des pays en proportion de l’importance quantitative des données cartographiées. Avec une anamorphose (ou cartogramme) démographique, il aurait ainsi pu mettre en évidence un « immense » espace chinois et indien (les deux pays les plus peuplés au monde) par rapport à un « petit » espace européen et un encore plus petit espace américain. Avec une anamorphose économique, il aurait montré les deux immenses espaces américains et chinois (les deux premières économies du monde) et maintenu en bonne place l’espace européen dont le produit intérieur brut (PIB) à 28 pays dépasse en 2014, selon Eurostat, celui des États-Unis. Les autres continents auraient été visuellement sous-représentés puisque, à eux trois, l’Union européenne (UE), les États-Unis et la Chine représentent la moitié du PIB mondial.

Par ailleurs, François Bayrou se sert de la carte pour expliquer, image à l’appui, que l’Europe n’est qu’un « petit cap » de l’Eurasie, tout de même morcelé en 47 États (selon le Conseil de l’Europe, qui comprend les anciennes républiques soviétiques du Caucase…), dont 28 sont désormais membres de l’Union européenne.

L’espace européen qui n’est pas un continent en soi est souvent présenté par les géographes comme le « finis-terre » (au sens étymologique de finis terrae, c’est-à-dire là où finissent les terres) du « continent eurasiatique ». Mais vers l’Est, définir les limites de l’espace européen est une question complexe…


L’Europe, un continent à géographie variable

par Philippe Rekacewicz

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Faut-il tirer de cette position de « petit cap morcelé » la conclusion que l’Europe est condamnée à n’être qu’une zone de second plan ? À moins de chercher à s’unir comme le sous-entend implicitement François Bayrou ?

Certains auteurs ont vu, au contraire, dans cette caractéristique les conditions de son développement économique. Strabon, dès l’Antiquité, soulignait l’importance de l’irrégularité des côtes et des espaces insulaires ou péninsulaires en Europe pour le cabotage et le commerce maritime. Le géographe Karl Ritter (1779-1859), profondément marqué par le courant du romantisme allemand, soulignait :

« la richesse d’un continent en îles et en péninsules prouve qu’il est supérieurement organisé et plus apte à favoriser le développement des sociétés humaines ».

De la configuration des continents sur la surface du globe et de leurs fonctions dans l’histoire, 1859.

Plus près de nous, David Landes dans Richesse et pauvreté des nations paru en 2000, voyait encore dans l’irrégularité des 32 000 km des côtes européennes et l’ouverture au monde qu’elle permettait l’origine de la puissance de l’Europe occidentale.

Mais pour les géographes, faire de la position de « finis-terre » et de cap de l’Europe une condition ipso facto de son développement d’hier ou au contraire de sa marginalité d’aujourd’hui relève davantage du déterminisme géographique que d’une analyse sérieuse et convaincante. Là encore, François Bayrou fait dire ce qu’il veut aux cartes en interprétant les informations exclusivement dans le sens qu’il entend donner à sa démonstration.

Au XIXe siècle, certains voyaient déjà dans la position centrale de l’espace européen au sein des cartes du monde, c’est-à-dire des planisphères de Mercator, une vocation quasi téléologique à dominer le monde. En vérité les planisphères de Mercator de 1569 avaient été conçus en plaçant l’Europe au centre du monde. À la même époque les cartographes chinois représentaient aussi la Chine au centre du monde…

Tout est question d’échelle

Dans une référence cartographique tout aussi faussement objective, l’ancien président de la République Valéry Giscard d’Estaing, dans un entretien publié dans Le Monde du 9 novembre 2002, montrait le détroit du Bosphore comme une « coupure » distinguant « deux Turquies » : une Turquie occidentale et européenne (ou Roumélie), et une Turquie orientale, prétendument asiatique, avec entre autres l’Anatolie et la Cappadoce. Le Bosphore et les Dardanelles marqueraient ainsi une limite géographique indiscutable, attestée par les cartes, entre l’Europe et l’Asie.

Que peut-on dire vraiment de cette discontinuité géographique ?

Certes si l’on regarde l’atlas 2000 Nathan, la région du Bosphore, représentée à une échelle de 1:9 000 000, semble bien apparaître comme un point de discontinuité séparant Istanbul d’Usküdar sur l’autre rive. La mer de Marmara coupe alors le pays en deux, opposant une « Turquie d’Europe » à une « Turquie d’Asie ».

À d’autres échelles, les visions sont différentes. Sur la carte de l’éditeur allemand Reise know how à l’échelle du 1:700 000, c’est plutôt la continuité de l’agglomération d’Istanbul par-delà le Bosphore qui est mise en évidence. Le tracé des autoroutes et des axes de transport, notamment la Trans European Motorway, en fonction depuis 1988, franchissent le détroit renforçant ainsi le sentiment de continuité. Au contraire, le Bosphore semble disparaître sous l’apport des informations de la carte.

Sur une carte à une échelle encore plus grande (au 1:11 000 - on est à la limite de la carte et du plan de ville), éditée par International Travel Maps, le Bosphore est rétabli dans sa dimension de bras de mer, prolongation de la mer de Marmara, reliant la mer Noire à la Méditerranée. Mais en même temps, c’est l’image d’un bras de mer intensément traversé par de multiples lignes de ferries qui saute aux yeux du lecteur. À cette échelle, le Marmaray Bosphorus, tunnel de 14 km, qui compte une portion immergée de 1 400 m reliant les deux rives, apparaît comme un élément très important de la carte. Cette infrastructure majeure, réalisée à partir de 2004, inaugurée en octobre 2013 et qui a coûté environ 3 milliards d’euros (cofinancé par la banque européenne d’investissement et une banque japonaise) permet ainsi le passage de plus de 2 millions de personnes par jour d’une rive à l’autre. Les cartes montrent donc les liens étroits entre les rives et l’image d’une continuité, et non une supposée discontinuité géographique, n’en déplaise à Valery Giscard d’Estaing.

Ainsi, présenter le Bosphore comme une coupure ou une discontinuité permettant de séparer géographiquement et politiquement deux espaces en fondant ce postulat sur l’observation des cartes relève d’un choix subjectif, en d’autres termes d’une posture intellectuelle, voire d’une volonté de manipulation…

Selon l’échelle choisie, on montre des choses différentes. Présenter le Bosphore à très petite échelle est une façon d’établir que la Turquie est en rupture géographique avec le reste de l’espace européen. Présenter le Bosphore à très grande échelle nous montre un espace intensément et quotidiennement franchi et relié.

La carte n’est avant tout qu’une représentation partielle de la réalité et ne peut prétendre en être une reproduction totale… sauf à rechercher une carte à l’échelle 1:1.


À lire sur la question des échelles : Des anges et des échelles

par Marion Lecoquierre

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À lire à propos de la carte à l’échelle 1:1 :

 Borges, Carrol et la carte au 1/1 par Gilles Palsky
 L’espace et son double par Laurent Grison
 La carte “est” le territoire par Lucile Haguet


Comme toute représentation, elle procède de multiples choix : choix de l’échelle, de la projection, des figurés, des données à mettre en avant… Signe des temps, peut-être, les nouvelles cartes topographiques au 1:25 000 de l’IGN insistent plus sur les informations touristiques (chemins de grandes randonnées, musées, gîtes d’étape, logo pour signaler les villes d’Art et d’histoire) que sur les activités industrielles.

Les cartes sont bien souvent utilisées comme support pour la communication ou les discours, et de fait, elles supposent que les lecteurs ont ce « savoir implicite partagé par tous » qui leur permet de les comprendre. L’interprétation des formes cartographiques relève d’un déterminisme géographique que l’on oriente en fonction des messages que l’on veut transmettre.

Présenter l’Europe comme un « petit cap de l’Eurasie » peut être un argument pour illustrer sa faiblesse intrinsèque (et la nécessité de son unité), ou au contraire l’occasion d’y voir l’origine de son développement géo-économique et géopolitique.

Alors, à l’avenir, méfiez-vous des hommes politiques qui utilisent les cartes comme des données objectives et indiscutables pour vous prouver que ce qu’ils disent est vrai…

↬ Eudes Girard.