Le monde sans la carte

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13 novembre 2007

 

Si Élisée Reclus était très critique à propos de la cartographie de ses contemporains, c’est qu’il aspirait à comprendre la banalité du monde. Ses maîtres-mots : le réseau, le mouvement, le métissage, la géographie sociale, la globalité et l’unité du monde, son épaisseur aussi, et bien sûr l’éducation et la justice. Au-delà de l’image romantique du géographe anarchiste, il importe de replacer l’œuvre d’Élisée Reclus dans le contexte socio-politique et scientifique de l’époque.

par Béatrice Collignon

Professeure de géographie à l’université Bordeaux Montaigne et directrice du laboratoire Passages (UMR 5319).

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’industrialisation d’une Europe où s’impose le modèle de l’État-nation s’accélère, et l’exploration de l’intérieur des continents que les puissances du premier ont presque entièrement colonisés met un terme au mouvement d’expansion terrestre initié par les mêmes Européens quelque quatre siècles plus tôt. Après une longue phase d’ouverture, ils comprennent progressivement qu’il leur faut se résoudre à refermer le monde sur lui-même, et sur eux-mêmes.

Pour raconter cette terre à l’horizon fini, pour la penser et la comprendre, il faut une nouvelle géographie, affranchie de la quête des merveilles du monde et sensible au contraire à la banalité de son unité, physique et humaine. L’entreprise est amorcée depuis la fin du XVIIIe, d’abord par Alexander von Humboldt (1769-1859), puis par Carl Ritter (1779-1859), qui occupe à l’université de Berlin la chaire de géographie créée pour lui en 1820, première chaire de géographie non historique de l’histoire universitaire. C’est dans leur sillage que se place résolument Élisée Reclus pour, à travers une œuvre monumentale de plusieurs milliers de pages écrites entre 1860 et 1905, proposer à un large public une nouvelle lecture du monde.

Référence majeure de son temps et jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, Élisée Reclus disparaît ensuite des bibliographies des géographes, alors que triomphe en Occident l’école de géographie fondée par Paul Vidal de La Blache et ses premiers élèves. De sorte que, dans le climat contestataire des années 1970, Élisée Reclus offre à ceux qui veulent refonder la géographie une figure tutélaire idéale : engagé politique, immédiatement marginalisé par ses contemporains (Paul Vidal de La Blache n’a que dix ans de moins) car sa géographie sociale dérange, victime de la censure éditoriale et universitaire, et de la violence d’État à la suite à sa participation à la Commune de Paris (il échappe de justesse à la déportation). Cette image romantique qui s’est rapidement imposée n’est pourtant qu’une construction a posteriori.

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Affiche commémorative pour les jeunesses libertaires (JJ LL) de Catalogne, 1937.
« L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre »

Il mondo senza la mappa [1] dresse un tout autre portrait du géographe et de sa géographie, qui se dévoile au fil des pages et que l’on pourrait résumer en quelques mots, dont la familiarité à nos oreilles, en ce début de XXIe siècle, suffit à souligner l’actualité de la géographie reclusienne : réseau, mouvement, métissage, géographie sociale, globalité et unité du monde, comparatisme, épaisseur du monde, éducation, justice.

Le réseau d’abord. Réseau scientifique car Élisée Reclus n’est pas un homme isolé mais un chercheur inscrit dans les réseaux scientifiques de son époque et qui anime un groupe de géographes qui participent pleinement à l’écriture de l’œuvre, notamment des 19 volumes de la Nouvelle géographie universelle [2]. Un réseau d’auteurs construit autour d’un projet commun : l’anarchisme combiné avec les connaissances scientifiques de l’époque pour proposer une géographie du monde contemporain. Une conviction profonde sur la base de laquelle s’élabore une rigoureuse analyse des « faits » géographiques qui, en l’absence de paradigme pour les appréhender, n’ont aucune réalité.

Mais le réseau est aussi une des caractéristiques de cette nouvelle géographie, même si ses auteurs eux-mêmes n’emploient pas ce terme. Le monde qu’ils donnent à voir et à comprendre est marqué par le mouvement et les relations : rapports dynamiques entre les êtres humains et les milieux physiques, mais aussi mobilité des êtres humains à la surface de la terre, qui tend à les porter de l’intérieur des terres vers les littoraux et à circuler à l’intérieur des bassins, fluviaux ou marins, avec pour résultat un métissage humain qui rend caducs les débats autour de l’existence de différentes races humaines et incite au contraire à une réflexion à l’échelle de l’humanité, appréhendée dans son unité.

L’attention accordée aux êtres humains et aux sociétés, aux rapports économiques, sociaux et politiques à toutes les échelles, dessine une géographie sociale particulièrement sensible aux questions de justice.

Au-delà des découpages régionaux, des frontières politiques que les États-nations veulent faire passer pour naturelles — ce que dénonce vivement Reclus —, la Terre est marquée par son unité, et c’est cette géographie-là que Reclus et ses camarades veulent faire connaître et transmettre. Ce qui conduit Reclus à appliquer de façon systématique la méthode comparatiste mise en place par Alexander von Humboldt et Carl Ritter, et à proposer ainsi une géographie générale, dépassant le caractère exceptionnel de chaque lieu, de chaque région, pour en montrer les caractères génériques qui se répètent en diverses déclinaisons dans les cinq parties d’un monde qu’il faut donc appréhender dans sa globalité.

Ainsi de la Méditerranée, qui, de bassin maritime spécifique, devient une configuration type que l’on retrouve, par exemple, dans les Caraïbes, dans la région des Grands Lacs en Amérique du Nord, mais aussi en Amazonie. Cette approche permet également de placer la réflexion à un niveau plus théorique, qui en se dégageant du spécifique s’affranchit du visible, de ce que montrent les cartes (topographiques) qui seront au contraire l’outil de prédilection de l’école de géographie vidalienne : d’où Le Monde sans la carte (Il mondo senza la mappa).

Ce monde sans sa carte, c’est un monde que l’on donne à voir dans toute son épaisseur, par opposition à l’approche de l’étendue, de la superficie, que proposent les cartes topographiques. Épaisseur des relations invisibles mais essentielles entre les êtres humains et les milieux physiques mais aussi entre les sociétés humaines, les États, les classes sociales. Aussi les cartes reclusiennes, dessinées pour la plupart par Charles Perron (1837-1909), sont-elles en majorité des cartes thématiques [3], notamment statistiques, ce qui est rare à l’époque.

Mais la carte thématique et les mots ne peuvent suffire à dire et faire comprendre cette épaisseur du monde. C’est pourquoi, à la fin du siècle, Reclus dédie une grande partie de son énergie à un projet de globe à l’intérieur duquel les visiteurs se déplaceraient pour connaître et comprendre leur terre [3]. La connaissance doit se construire dans le double mouvement synchronique du corps et de l’esprit.

Dispositif pédagogique destiné au grand public, ce globe (qui ne sera jamais construit) résume à lui seul l’engagement social des géographes anarchistes. En effet il s’agit pour eux, d’abord, d’éduquer le grand public, le peuple. Lui apprendre à lire le monde, et lui donner ainsi les armes pour le transformer et en faire un monde plus juste pour tous. Ils auront été entendus, pour un temps hélas trop court, au moins par les anarchistes espagnols, notamment en Catalogne.

L’actualité de concepts-clés de cette géographie prouve a posteriori la pertinence de la voie médiane choisie par les géographes anarchistes du XIXe siècle : analyser le monde en toute rigueur sans pervertir les faits au nom de leurs convictions, mais sans pour autant renier ces dernières.

↬ Béatrice Collignon.

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