Le village de Lakardowo résiste en cartes contre une usine de déchets

#Santé #Pollution #Java #Cartographie_participative #eau #déchets #déchets_toxiques

23 novembre 2016

 

un reportage d’Aude Vidal

auteure de Petite écologie de la Malaisie.
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C’est en secret que les villageois de Lakardowo, à Java, se rendaient à dix kilomètres de là dans les locaux de l’ONG Ecoton, une association de défense de l’environnement. « Les femmes, lors de leurs premières formations sur les déchets toxiques ou sur les régulations environnementales, mentaient à leur famille et à leur voisins quand elles venaient ici. Les hommes attendaient 22 h pour que personne ne les voie. » Riska se souvient de leurs premiers contacts avec l’équipe de biologistes militants dont elle est la benjamine. Depuis quelques mois, elle a le plaisir de voir les villageois venir de jour et toujours plus nombreux, entassés sur le plateau d’un pick-up, pour élaborer avec l’ONG des réponses à ce que vit le village depuis six ans.

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L’usine PT PRIA à Lakardowo
Photo : Linda Nursanti et Mada Arir

En 2010, une usine de traitement de déchets toxiques, PT PRIA (Putra Restu Ibu Abadi), s’installe sur la commune, se présentant aux autorités du village comme une usine de briques et de papier recyclé. Il faut du temps, des malades et des lanceurs d’alerte pour comprendre que les briques en question ne sont que l’une des formes par lesquelles l’usine se débarrasse de déchets toxiques. Encore aujourd’hui, partout dans le village se dressent ces petits murets de parpaings grisâtres, vendus comme un matériau bas de gamme pour villageois pauvres.

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Un muret de déchets toxiques
Photo : Aude Vidal

Juwita, mère d’une enfant qui souffre depuis trois ans de douleurs dermatologiques, met les maladies de son enfant sur le compte de la qualité de l’eau. Avant l’arrivée de l’usine, elle pouvait boire l’eau de son puits sans même la faire bouillir. Chaque maison, dans les campagnes javanaises, est équipée d’un puits qui apporte toute l’eau nécessaire au foyer. Il lui faudrait trouver d’autres sources, non seulement pour boire mais également pour baigner son enfant. L’eau en bouteilles est trop chère et les réseaux d’eau ne vont pas jusqu’au village, bien que la région soit industrialisée depuis les années 1970. Elle baigne donc sa fille dans cette eau du puits qu’elle estime dangereuse pour sa santé.

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L’usine PT PRIA à Lakardowo
Photo : Linda Nursanti et Mada Arir

Pourtant, quand l’occasion s’est présentée de travailler à l’usine, elle l’a prise. Le salaire, le double de son précédent emploi, était convainquant et elle faisait partie de ces villageois dans l’expectative, pas franchement convaincus par l’activisme contre l’usine. Embauchée comme femme de ménage, il lui arrivait également de travailler à la sélection, triant les déchets toxiques sans protection adaptée. Il était aussi possible de ramener des déchets à la maison, ce qui pouvait être tentant pour des villageois peu au fait de leur toxicité. Elle se souvient avoir vu un ouvrier embarquer une couverture d’hôpital souillée de sang. Après quelques mois à l’usine, elle démissionne en février 2016.

Entre 2013, date des premières alertes sérieuses, et 2016, la lutte des habitants s’est intensifiée et organisée, malgré le sabotage dont elle a fait l’objet (l’un des leaders est devenu vice-directeur de l’usine) et malgré les dissensions entre villageois au sujet des effets de la pollution. Mais c’est en février 2016 qu’elle a pris une dimension nouvelle, suite à la répression d’une manifestation aux abords de l’usine. Vingt blessés légers sous les coups de la police ont suffi pour traumatiser tout le village. À cette occasion, de nombreux hésitants comme Juwita s’engagent dans l’opposition, en particulier des femmes. La répression policière devient harcèlement, avec des dizaines de policiers patrouillant chaque nuit dans le village. Mais les villageois ne cèdent rien. Depuis des mois ils affichent leurs revendications sur des banderoles que les autorités retirent régulièrement.

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Les femmes de Lakardowo lors d’une réunion publique, 4 octobre 2016
Photo : Linda Nursanti et Mada Arir

Choquées, en colère, les femmes du village sont de toutes les manifestations, qu’il s’agisse d’aller à Mojokerto à la régence (découpage territorial hérité de l’administration coloniale) ou devant le palais du gouverneur à Surabaya dans la province de Java Est ou encore d’aller négocier au ministère de l’Environnement à Jakarta... une visite qui laisse un goût amer à Sutama et Rumiati, deux femmes d’une trentaine d’années qui sont venues passer la journée dans les locaux d’Ecoton. Elles ont suivi les formations organisées par l’ONG sur les questions de santé environnementale ou de déchets toxiques, rencontré des activistes de Minamata, le lieu d’un des plus grands scandales environnementaux d’après-guerre au Japon, et aujourd’hui elles sont les porte-parole du village, posant aux côtés du représentant de l’agence états-unienne USAID.

Jeff Cohen, du bureau de Jakarta, est venu assurer Ecoton de son soutien en matière d’activisme pour les droits fondamentaux, comme le droit à un environnement sain. Natif du Michigan, il évoque à Lakardowo l’eau du réseau polluée au plomb dans la ville de Flint, la catastrophe sanitaire et le scandale qui ont suivi aux États-Unis. Le village javanais suscite moins d’intérêt, mais il commence à faire parler de lui dans les médias indonésiens au fur et à mesure que la mobilisation grossit.

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Photo : Linda Nursanti et Mada Arir

PT PRIA est l’unique usine de la sorte à l’Est de l’Indonésie (Java Est et les îles orientales de ce pays-archipel). Elle reçoit les déchets médicaux de 1 500 hôpitaux et centres de santé ainsi que de centrales électriques et industries diverses, soit au total 58 formes de déchets dangereux, pris en charge à moindre coût. Les procédés ne sont pas à la hauteur du danger, explique Daru, membre fondatrice d’Ecoton : les substances sont mélangées sans considération pour les possibles réactions chimiques que cela pourrait entraîner, les déchets sont brûlés dans des incinérateurs qui ne sont pas aux normes (l’essentiel consistant à les compacter), les espaces de stockage ne sont pas imperméabilisés... et l’usine n’est officiellement pas autorisée à stocker des matières toxiques, ce qu’elle fait pourtant.

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Aux abords de l’usine
Photo : Linda Nursanti et Mada Arir

PT PRIA fuit de partout, pas seulement parce que les villageois empruntent des matériaux parmi les déchets. Les fumées d’incinération ne sont pas filtrées et contaminent le voisinage immédiat mais c’est par l’eau que passent la plupart des pollutions. L’usine étant construite en hauteur, les pluies tropicales font ruisseler les matières qui ne sont pas dans des contenants hermétiques. Quant aux trous simplement creusés dans le sol pour déposer les restes encombrants, des analyses faites par Ecoton dans le puits de surveillance montrent qu’il a été contaminé, entre autres, par des métaux lourds et la bactérie e.coli issues des cendres de charbon et des déchets médicaux. Ce puits permet de surveiller la qualité de la nappe phréatique de surface, celle dans laquelle les puits des villageois captent l’eau.

Après avoir dressé ce constat basé sur le rapport d’un expert en géodésie, Daru dessine un plan de coupe géologique à l’attention d’un représentant du ministère de l’Environnement dépêché à Lakardowo ce mardi 4 octobre.

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Schéma de l’usine, du puits de surveillance et des puits du village
Dessin : Daru Rini, Ecoton

La tension est palpable dans le village pour cette réunion publique. Une centaine de policiers se tiennent prêts à intervenir en cas d’émeute et l’usine a envoyé ses ouvriers à fins d’intimidation mais les marchands ambulants donnent un petit air de fête à la rencontre. La stratégie du ministère, l’autorité en charge de la protection de l’environnement, est connue : elle consiste à sous-estimer la dangerosité des abords de l’usine, pourtant bien documentée par les analyses d’Ecoton, et à refuser d’entendre le lien de cause à effet entre cette pollution et les problèmes sanitaires que connaît le village.

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Analyses aux abords de l’usine
Photo : Linda Nursanti et Mada Arir

À midi, l’affaire est pliée et le fonctionnaire, venu affirmer que tout va bien, n’a reçu comme réponse que des risées et des huées. Les villageois et Ecoton se retrouvent au quartier général de la mobilisation, une maison sommaire à côté d’un warung où l’on boit du café en s’échangeant des nouvelles. Sutama et Rumiati racontent comment elles se sont lancées en juin dans un projet de cartographie du village pour faire le lien entre l’exposition des habitants à la pollution de l’usine et les maladies qui les frappent.

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Mobilisation du village
Photo : Linda Nursanti et Mada Arir

Dans chaque hameau du village, vingt femmes sont chargées de récolter des informations sur les personnes qui travaillent à l’usine, les personnes malades et la circulation des « matériaux » toxiques de l’usine : cendres de charbon, déchets médicaux et nourriture périmée. Une période d’enquête secrète qui bénéficie de toute la sociabilité villageoise, particulièrement active entre femmes, et du manque de confidentialité propre à la vie rurale indonésienne. Sutama se souvient avoir reçu les dossiers du centre de santé local — non sans avoir été préalablement rabrouée pour se mêler de choses qui ne regardent pas une mère de famille paysanne sans éducation. Une fois toutes les données recueillies, les villageoises les utilisent pour compléter la carte qu’elles avaient dessinée au début du processus. La carte est établie à la main, sans l’aide de cartes officielles et sans procédé high tech, à partir de l’expérience des villageoises, l’important étant de bien situer chaque maison. En dix jours, les quatre hameaux sont cartographiés et les cartes peuvent être présentées au village.

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Photo aérienne des abords de l’usine
Ecoton

Les supporters de l’usine, espionnés par les enquêtrices, apprécient peu le procédé. La carte met en lumière, aux yeux de tous, les liens entre maladies et exposition, qui jusqu’ici restaient peu évidents. Riska, qui traduit en anglais le propos de Sutama et Rumiati, résume : « Élaborer cette carte leur a permis de trouver des relations entre leurs maladies et leur expérience. » Cette compréhension plus fine leur permet de convaincre d’autres villageois parmi ceux qui répugnent à s’engager. Le chef du village a depuis lors démissionné.

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La carte d’un des hameaux par les villageoises
Photo : Ecoton

La carte sanitaire de Lakardowo ne sera certes pas une preuve pour établir la responsabilité de l’usine dans la mauvaise santé des villageois... et en matière de santé environnementale les connexions entre environnement et santé sont toujours difficiles à établir, les corps réagissant différemment aux mêmes expositions. Mais ce premier pas permettra peut-être à Ecoton, l’association qui accompagne la demande des villageois, de stimuler l’intérêt de partenaires capables de financer des analyses bio-chimiques coûteuses à effectuer ou bien d’identifier plus précisément les maladies. Et ces informations-là pourraient permettre aux villageois de gagner les luttes juridiques qu’ils mènent contre PT PRIA.

La pollution de l’usine ronge la peau et les muqueuses de toujours plus d’enfants dans le village. Arthrites et maladies respiratoires sont également mis sur le compte de la toxicité des déchets mal traités par l’usine. En seulement six ans d’activité, elle a déjà à son actif une dégradation considérable de l’état de santé des habitants. Avec le cumul des pollutions et les périodes de latence, des maladies plus graves encore pourraient se développer et mener à un scandale sanitaire. Quelque part à l’Est de Java, de simples villageois et des scientifiques militants ne souhaitent pas que tout cela arrive.

↬ Aude Vidal

Le 20 janvier 2017, Aude Vidal est venue présenter ces luttes dans « La voix sans maître » sur Radio Campus Lille ; émission à écouter à partir de la page « Luttes environnementales en Malaisie et Indonésie », Blog sur l’écologie politique.

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