Des cartes pour dénoncer l’impérialisme

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3 mai 2024

 

Nous vous proposons ici une exploration comparative des atlas réalisés dans l’entre-deux-guerres par Frank Horrabin, socialiste britannique, et Alexander Radó, communiste hongrois.

Bien que les cartographies radicales ou critiques soient apparues au début des années 1970, les cartes qui remettent en question l’ordre politique ont été conçues bien plus tôt : Horrabin et Radó envisageaient les cartes comme des outils permettant de dénoncer et de combattre l’impérialisme bourgeois. Ils présentaient leurs travaux comme des projets nouveaux, différents des atlas ordinaires, qu’ils voulaient ancrés dans l’actualité et offrant des approches dynamiques.

Ils privilégiaient les représentations à petite échelle, faisant preuve d’une conscience claire de l’interdépendance des phénomènes à la surface du globe. Leur cartographie, que l’on peut qualifier de « persuasive » [1], laisse une large place aux cartes thématiques, notamment sur les sujets économiques et géopolitiques : leurs atlas décrivent en particulier toutes les formes de domination et de contrôle impérial.

Horrabin et Radó ont utilisé divers moyens graphiques (flèches, couleurs, typographie et mise en page) pour renforcer leur message, ce qui rapproche leurs cartes et celles des géopoliticiens allemands des années 1920 et 1930. L’impression générale qui se dégage de ces atlas est celle d’un monde comme lieu de confrontations impérialistes chargé de menaces. Fondée sur l’idéologie marxiste, cette cartographie mettait particulièrement l’accent sur l’Union soviétique, présentée comme un État pacifique, encerclé et menacé par des blocs impérialistes.

par Gilles Palsky

Professeur de géographie, université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Cet article a été initialement publié en anglais, dans l’ouvrage Mapping Empires : Colonial Cartographies of Land and Sea, (regroupant les contributions
de la 7e conférence internationale de la Commission de l’ICA sur l’histoire de la cartographie qui s’est tenue en 2018),
édité par Alexander James Kent, Soetkin Vervust, Imre Josef Demhardt, et Nick Millea (Springer, 2019).

Une cartographie de gauche

On le sait, les cartes ont été, tout au long de l’histoire, des outils au service du pouvoir. À l’époque contemporaine, elles ont été particulièrement impliquées dans la construction des États-nations et dans le contrôle colonial. Au cours des dernières décennies, ce lien indissociable entre les cartes et les pouvoirs établis a été dénoncé par les tenantes de nouveaux courants de la cartographie, issus de la pensée critique initiée par John Brian Harley [2]. Des cartes alternatives ont fleuri, dans le cadre de mouvements tels que la cartographie radicale, la contre-cartographie ou les cartographies autochtones.

Il est cependant possible d’identifier une première production cartographique qui a anticipé les pratiques de la cartographie critique. Dans cet article, j’étudie plusieurs atlas réalisés dans l’entre-deux- guerres par Frank Horrabin, un socialiste britannique, et Alexander Radó, un communiste hongrois. Rien n’indique qu’ils aient été en contact : ils ont seulement partagé, pour trois de leurs atlas, le même éditeur anglais (Victor Gollanz, l’éditeur de George Orwell, proche des idées socialistes et pacifistes). Il est néanmoins intéressant de rapprocher quelques atlas d’Horrabin et de Radó, afin de mettre en évidence leur proximité, tant idéologique que formelle.

Tous deux ont plaidé en faveur de l’internationalisme et contre l’impérialisme, et leurs atlas remettent en question l’image habituelle diffusée par les cartes commerciales et officielles. Ces ouvrages, publiés sur une courte période de treize ans (entre 1926 et 1939), doivent être compris dans le contexte d’une lutte idéologique entre les États capitalistes et l’Union soviétique, alors le seul État qui suive le modèle socialiste.

Les questions suivantes seront abordées : qu’est-ce qui caractérise ces atlas, en termes de contenu, de construction et de conception graphique ? Comment cette « cartographie socialiste » s’articule-t-elle avec d’autres formes de cartographie persuasive produites au cours de la même période, notamment par des auteurs de l’extrême droite allemande ou hongroise ? En y répondant, nous souhaitons contribuer à sauver de l’oubli une expression cartographique originale, beaucoup moins répandue à l’époque que celle qui était destinée à conforter la vision traditionnelle de la Nation ou de l’Empire.

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James Francis Horrabin,
(1884-1962).

James Francis Horrabin (1884-1962), également connu sous le nom de Frank Horrabin, est un socialiste britannique, représentant de l’aile gauche du parti travailliste. Il rejoint en 1921 le tout nouveau Parti communiste de Grande-Bretagne, mais il le quitte assez rapidement pour retourner au Labour. Dans l’entre-deux-guerres, Horrabin s’implique dans plusieurs sociétés socialistes, notamment la Plebs’ League (Ligue de la Plèbe), qui cherchait à promouvoir une éducation de classe des travailleurs, fondée sur le marxisme. Horrabin est l’un des principaux acteurs de plusieurs institutions créées par cette Ligue, comme le Central Labour College (École centrale du travail), qui fonctionne jusqu’en 1929. Horrabin est un autodidacte, sans éducation en géographie, mais il a reçu une formation en design à l’école d’art de Sheffield. Il se tourne vers la cartographie au cours de sa carrière de journaliste : il illustre d’abord des articles et des livres avec des cartes et des diagrammes, puis il produit un grand nombre d’atlas, notamment sur la Seconde Guerre mondiale, l’URSS ou l’Afrique. La production graphique d’Horrabin a été mentionnée dans plusieurs ouvrages récents, mais n’a fait l’objet que d’une seule étude générale [3]. L’œuvre a également été abordée sous l’angle de sa contribution à une « géographie socialiste » en Angleterre [4].

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Alexander (ou Sándor) Radó en 1936,
(1899-1981).

Alexander (ou Sándor) Radó (1899-1981) partage avec Horrabin un engagement à gauche, mais sa vie est beaucoup plus mouvementée, reflétant les bouleversements politiques de son époque. Juif hongrois, il adhère au parti communiste dès sa création, en novembre 1918. Il participe à la révolution de Bela Kun et, après son échec, se réfugie en Autriche, puis en Allemagne. Pendant cette période, il continue à s’impliquer dans les mouvements de gauche, et termine également ses études de géographie et de cartographie, d’abord à l’université de Vienne, puis, en 1922-1925, aux universités de Leipzig et d’Iéna. Radó effectue plusieurs voyages à Moscou et devient un espion au service du régime soviétique, probablement dès 1919. On peut ajouter que Radó est considéré comme l’un des plus grands espions de l’époque, et que l’activité de renseignement de son réseau lui a permis d’alerter Staline de l’imminence de l’opération Barbarossa, entre autres informations précieuses. Installé à Berlin après 1925, il poursuit un travail de renseignement, sous couvert d’activités cartographiques pour des éditeurs allemands. Après 1933, Radó se réfugie en France, puis en Suisse, où il fonde une agence de presse qui fournit des cartes à des revues et à des journaux. La trajectoire de Radó nous est connue grâce à un rapport de la CIA [5] et à ses propres mémoires [6]. Son travail d’espion-cartographe a fait l’objet de nombreuses études récentes [7].

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Sandor Radó à Moscou en 1935. Il collabore au grand atlas russe du monde,
l’Atlas Mira, dont deux volumes paraissent en 1937 et 1939.

Les activités cartographiques d’Horrabin et de Radó sont motivées par leur idéologie progressiste. Horrabin prétend produire des cartes spécifiquement destinées à l’éducation des travailleurs. Il commence à les publier, ainsi que des graphiques, dans des journaux socialistes tels que le Daily Herald ou le Lansbury’s Labour Weekly. Il les utilise également pour des brochures et des manuels bon marché, ou pour illustrer ses cours au Central Labour College. Dans un manuel de géographie de 1923, Horrabin présente la carte comme un élément de plaisir et de récréation pour le lecteur ou la lectrice, et donc un moyen attrayant d’éduquer et de faire passer des messages. Il ne définit pas de projet politique clair pour ses atlas, mais leur signature idéologique est sans ambiguïté : ils sont principalement destinés à celles et ceux qui étudient l’impérialisme et l’auteur établit une stricte opposition entre les empires capitalistes et la Russie soviétique, fédération de républiques ouvrières. Dans les courts textes qu’il rédige en guise d’introduction, il place clairement ses atlas dans une perspective marxiste.

Radó, quant à lui, relie sa démarche cartographique à son séjour à Moscou, en 1921, lors de la réunion de la IIIe Internationale. Le jeune cartographe hongrois, alors à la recherche de cartes russes pour sa documentation, rencontre Lénine dans un couloir du Kremlin :

Lorsqu’il apprit que mon intérêt scientifique portait sur la géographie et la cartographie, écrit Radó, il m’expliqua en quelques mots que des méthodes spéciales de représentation cartographique étaient devenues nécessaires, suite aux problèmes de l’impérialisme. [8]

Il poursuit : J’ai essayé de le faire, conformément à l’esprit de Lénine, dans mon premier ouvrage cartographique, l’Atlas de l’impérialisme (publié à Berlin en 1929 et à Tokyo en 1930). » [9]

Rencontre réelle ou souvenir reconstruit ? Quoi qu’il en soit, cette anecdote de la discussion avec Lénine ne doit pas cacher le fait que Radó a probablement été influencé par les formes de cartographie persuasive développées par les géopoliticiens allemands ou les révisionnistes hongrois, dans la période de l’entre-deux-guerres [10].

Montrer le monde d’aujourd’hui

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Couverture de l’ouvrage de
J. F. Horrabin, An atlas of Empire, 1937.

Notre corpus d’analyse est constitué de deux atlas d’Horrabin : le premier, The Plebs Atlas, qu’il publie en 1926, et An Atlas of Empire, daté de 1937. Le Plebs Atlas est composé de « 58 cartes pour les étudiants-ouvriers », reproduisant des illustrations réalisées par Horrabin pour les « Notices géographiques » des revues The Plebs et Lansbury’s Labour Weekly. An Atlas of Empire, publié en format de poche par Gollancz, contient 70 cartes, chacune étant accompagnée d’une page de texte. Un troisième ouvrage, An Atlas of Current Affairs  [11], sera également mentionné, bien qu’il soit moins clairement idéologique : son introduction apparaît plus neutre, comme si l’auteur visait un public plus large.

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Couverture de l’ouvrage de Sándor Radó, l’Atlas of To-Day and To-Morrow,1938.

En ce qui concerne Radó, son premier atlas est assez bien connu. L’Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung (Atlas pour la politique, l’économie et le mouvement ouvrier) a été publié à Vienne et à Berlin en 1930. Son sous-titre, « 1. Der Imperialismus », indique qu’il s’agit d’un premier tome. Radó avait fait part de son intention de publier un deuxième volume sur le mouvement ouvrier et un troisième sur l’Union soviétique, mais la montée du nazisme en Allemagne l’empêche de réaliser ce projet. L’autre ouvrage intéressant est le deuxième atlas de Radó, beaucoup moins connu et rarement mentionné : l’Atlas of To-Day and To-Morrow, publié à Londres en 1938. On a pu dire qu’il s’agissait d’une édition entièrement révisée de l’atlas précédent. S’il s’agit en effet d’un ouvrage complètement différent, le message politique est similaire.

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Couverture de l’ouvrage de Sándor Radó, Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung (Atlas pour la politique, l’économie et le mouvement ouvrier),1930.

Nos deux cartographes présentent leurs atlas comme de nouveaux projets qui se démarquent des publications existantes : « Son but n’est pas [...], dit Radó à propos de sa deuxième publication, [...] d’améliorer les atlas géographiques existants avec leurs dessins précis et multicolores des villes, des fleuves et des montagnes » [12]. Horrabin remarque pareillement : « [Cet atlas] n’est pas destiné à prendre la place d’un atlas de référence ordinaire [...]. Les cartes des pages suivantes ne cherchent pas à rassembler tous les noms et tous les faits possibles. » [13]

Quels caractères spécifiques sont alors mis en avant ? Tout d’abord, il s’agit pour les auteurs de se concentrer sur « l’actualité ». Cela se voit tout d’abord dans certains titres du corpus : Current Affairs, To-Day and To-Morrow. Tant Horrabin que Radó insistent sur ce point dans leurs remarques introductives : Horrabin souhaite attirer « l’attention de l’étudiant sur les points essentiels de la géographie mondiale actuelle » [14] ou « illustrer les événements actuels… » [15]. Il suggère en outre l’utilisation de ses cartes pour lire intelligemment le journal. Elles peuvent être éventuellement corrigées ou commentées au crayon dans leurs marges, si le journal fournit des informations supplémentaires.

Radó fait part d’une intention similaire dans son deuxième atlas, souhaitant saisir l’évolution d’un monde changeant : « Le but de cet atlas est de fournir, pour ainsi dire, une photographie instantanée de notre monde en mutation rapide [16]. Il s’agit d’aider le lecteur, grâce au tableau complet qu’il propose, à comprendre l’époque dans laquelle nous vivons. » [17]. Bien entendu, cette orientation commune est liée à l’expérience de nos cartographes en matière de journalisme. Tous deux ont préparé des cartes d’actualité pour la presse écrite. C’est même l’activité essentielle de couverture des agences de presse successives que Radó fonde à Berlin (Pressgeo), Paris (Inpress) puis Genève (Geopress S. A.).

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Carte réalisée en mai 1942 par l’agence Geopress,
fondée par Radó à Genève en 1936.

On peut aussi relever qu’Horrabin dessine des cartes sur l’actualité pour une émission télévisée de la BBC, News Maps, à partir de 1937. Son Atlas of current affairs suit de près les changements du monde : il connaît 10 éditions chez Gollancz entre avril 1934 et août 1939, dont 4 sont des éditions révisées. Avec leurs atlas ancrés dans un présent proche ou immédiat, Horrabin et Radó font partie des précurseurs d’un genre qui s’est surtout épanoui après 1980, avec par exemple The State of the World Atlas [18] ou l’Atlas stratégique (Chaliand et Rageau, 1983).

De cette première caractéristique en découle une seconde : l’accent mis sur la dynamique des phénomènes, par opposition à la vision statique de la géographie traditionnelle. Dans les déclarations de Radó ou de Theodore Rothstein, le bolchevik russe qui préface l’atlas de 1930, on décèle une pointe d’ironie à l’égard d’une géographie descriptive qui recense une infinité de villes, de montagnes, de rivières, etc. Cette orientation caractérise selon eux un savoir bourgeois.

Horrabin distingue de même son approche de celle d’un « atlas de référence ordinaire » [19]. Les propos qu’il tient dans un manuel de 1923 destiné aux ouvriers et ouvrières, An Outline of Economic Geography, nous éclairent sur ce point [20] : il y oppose une géographie pure, essentiellement descriptive et physique, à la géographie « du point de vue de la classe ouvrière » [21]. La première, produite par la bourgeoisie, rassemble « une masse de faits » [22], non soumis à l’interprétation. La géographie de la classe ouvrière est quant à elle « étudiée en relation avec l’histoire et l’économie. » [23]. Elle est délibérément sélective, visant à simplifier l’information et se concentrant sur les problèmes que les travailleurs et travailleuses du monde auront un jour à résoudre. Ainsi, ces atlas sont des sortes d’inventaires des « points chauds » de l’époque, des problèmes qui portent en germe de futures crises ou conflits. Ce sont, dit Horrabin, des guides « des faits et des lieux clés du monde d’aujourd’hui. » [24]

Enfin, les atlas d’Horrabin et de Radó témoignent d’une préoccupation commune pour ce que nous appellerions aujourd’hui la mondialisation. Il a été dit [25] que la conscience d’un monde globalisé apparaissait dans la cartographie au cours de la Seconde Guerre mondiale, comme si la guerre globale conduisait à imaginer une cartographie globale. Cependant, Horrabin et Radó saisissent déjà parfaitement les interrelations entre les différentes parties du monde, dès l’entre-deux-guerres : « J’espère, dit Horrabin dans son premier atlas, que les lecteurs seront en mesure d’étudier une région non seulement en elle-même, mais aussi en relation avec son contexte mondial plus large. » [26]. Il ajoute plus tard, à propos de son Atlas of current affairs : « Les cartes ont été regroupées en sept divisions principales : l’Europe, la région méditerranéenne, les Amériques, l’Extrême-Orient, etc. Mais le monde d’aujourd’hui est interdépendant ; et divers renvois indiqueront l’impossibilité d’étudier un seul problème in vacuo. » [27]

Pour sa part, Radó est également très conscient de l’internationalisation des marchés et de la concurrence mondiale, qu’elle soit politique ou économique. Il privilégie les cartes à petite échelle, représentant le monde, les océans ou les ensembles continentaux.

Enfin, il est important de souligner qu’Horrabin comme Radó mettent l’accent sur les relations et les flux, comme nous le verrons plus loin.

Un thème dominant : les phénomènes économiques

Si l’on examine les atlas de plus près, un premier point intéressant est leur orientation thématique, faisant une large place aux aspects économiques. Il n’est pas surprenant qu’Horrabin et Radó, imprégnés de marxisme, accordent une place prééminente aux cartes économiques. Ils sont d’ailleurs tous deux experts dans le domaine de la géographie économique. Horrabin donne un rôle central à cette matière, qu’il introduit et enseigne au Labour College à partir de 1918. Pour lui, il s’agit d’un des piliers de l’éducation des travailleurs et travailleuses.

Il publie également un manuel populaire dans ce domaine, comme nous l’avons mentionné plus haut. De même, Radó conçoit son étude de l’impérialisme à travers le prisme de la géographie économique : distribution des matières premières, activités et commerce international. Il a une expérience semblable à celle du journaliste anglais, ayant enseigné cette matière lorsqu’il était à Berlin, à la Marxistischer Arbeiterschule. D’ailleurs, dans sa préface à l’atlas de 1930, Theodor Rothstein distingue le travail de Radó de la géopolitique habituelle en soulignant que cette dernière oublie les forces économiques :

Une géographie vraiment scientifique ne se construira nécessairement que dans le contexte le plus proche de l’étude de l’économie, ce qui signifie qu’elle ne se développera en tant que science sociale et ne portera ses fruits en tant que véritable discipline scientifique que si elle est marxiste, c’est-à-dire si l’on y traite du matérialisme historique. » [28]

Lorsqu’Horrabin dessine des cartes politiques, il les enrichit régulièrement d’indications sur les ressources et les voies commerciales, comme on peut le voir par exemple sur une carte du Proche-Orient qui mentionne les gisements de pétrole et les oléoducs [29], ou sur une carte sur le Maroc qui présente les grandes routes commerciales intéressant cet État [30].

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Morocco.
Source : Horrabin, J.F., The Plebs Atlas, 1926, p. 56.
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Petroleum.
Source : Rado S., Atlas of To-Day and To-Morrow, 1938, p. 105.

Ce penchant économique est beaucoup plus systématique dans les atlas de Radó. Dans la dernière partie de son premier atlas, il alterne une carte des nationalités et une carte économique pour chaque pays. Dans les deux éditions, il fournit également des cartes économiques à l’échelle mondiale, produit par produit, dans une partie intitulée « Cibles de l’impérialisme (ressources et marchés) ». Radó mélange parfois plusieurs répartitions sur une même carte, afin de mettre en évidence une discordance géographique : producteurs et consommateurs, matières premières et industries, comme par exemple une carte mondiale des ressources en caoutchouc et de la production automobile [31]. Dans l’édition de 1938, il ajoute systématiquement une carte des flux, montrant les relations commerciales, pour chaque pays pris en exemple.

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Kautschuk gewinnung und Autoindustrie » (Production de caoutchouc et industrie automobile).
Source : Radó, S., Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung, 1930, p. 65.

Cependant, le plus intéressant dans la cartographie de Radó est sans doute sa représentation du capitalisme financier. Ce thème apparaît dès son premier atlas, avec une carte choroplèthe qui montre l’impact de la Première Guerre mondiale sur la valeur des monnaies. Il est beaucoup plus développé dans le deuxième, notamment avec des cartes spectaculaires des flux de capitaux [32].

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International movements of capital, 1914-1930.
Source : Rado, S., Atlas of To-Day and To-Morrow, 1938, p. 11.
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The Currency War (La guerre des devises).
Source : Rado, S., Atlas of To-Day and To-Morrow, 1938, p. 123.

Il s’agit probablement des premières cartes jamais réalisées sur les flux financiers. On ne connaît qu’un seul exemple antérieur sur un sujet similaire : une représentation des crédits internationaux entre les différentes parties du monde, réalisée par le philosophe, sociologue et économiste autrichien Otto Neurath en 1931 [33]. Il n’est pas anodin de mentionner ici cette personnalité centrale du cercle viennois, inventeur de l’ISOTYPE (International System Of TYpographic Picture Education), un langage pictographique qu’il a créé avec Gerd Arntz en 1920, et développé plus tard avec son épouse, Marie Reidemeister. Nous verrons plus loin que Radó a vraisemblablement été influencé par la méthode de représentation des données de Neurath.

Par bien des aspects, la cartographie d’Horrabin apparaît plus traditionnelle que celle de Radó. Il utilise les représentations statistiques avec parcimonie et ne dessine jamais de carte de flux, se contentant d’indiquer des routes ou des réseaux (chemins de fer, pipelines). Sa seule référence au capitalisme financier est allégorique : la couverture d’An Atlas of Empire (Horrabin, 1937) est illustrée d’un globe entouré d’une chaîne dont les maillons sont formés par les symboles des principales monnaies.

La plupart des cartes de ces deux auteurs abordent l’économie selon un mode conflictuel : les mots « lutte », « guerre », « struggle » ou « Kampf » reviennent souvent dans les titres et les légendes, reflétant l’idée générale de rivalités impérialistes.

La vision géopolitique

La géopolitique est le deuxième grand thème développé dans les atlas. Les auteurs décrivent un monde divisé en blocs, entièrement possédés et contrôlés par les puissances capitalistes. Ce monde est le théâtre d’une lutte constante pour l’espace, les routes et les ressources, et les cartes passent en revue tous les lieux où s’affrontent des ambitions concurrentes. Seule l’Union soviétique reste à l’écart de cette lutte. Les atlas proposent également une étude exhaustive de toutes les formes de domination politique, qu’il s’agisse des peuples colonisés ou des minorités nationales.

Pour Radó, la lutte se déroule entre cinq grands empires coloniaux et plusieurs « petits États coloniaux » [34]. L’Union soviétique est considérée séparément, comme la grande puissance prolétarienne et la seule non impérialiste [35]. Horrabin distingue des ensembles plus vastes : cinq « grands groupes mondiaux » [36] » correspondant à cinq puissances dominantes. Mais le plan général des atlas ne suit pas strictement ces divisions. Il est plutôt thématique chez Radó, et plus classique chez Horrabin, fondé sur les divisions continentales. Dans ces différents cadres, chaque grande puissance est observée à travers son extension spatiale, et se trouve souvent placée au centre de sa représentation, une approche inhabituelle dans la cartographie de l’époque, alors dominée par une vision eurocentrique. Les analyses proposées se fondent souvent sur un déterminisme des localisations géographiques, qui rappelle les thèses de l’école allemande de géopolitique, mais aussi de géographes plus classiques, comme Carl Ritter.

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America.
Source : Horrabin, J.F., The Plebs Atlas, 1926, p. 11.

Les blocs capitalistes sont à nouveau abordés sous l’angle de leurs rivalités. Des séries de flèches indiquent des lignes de pénétration, ou symbolisent des ambitions stratégiques ou politiques, comme on peut le voir sur une carte du premier atlas de Radó, qui souligne l’opposition entre les impérialismes britannique et américain, renforcée par un fort contraste de couleurs [37]. Ce monde divisé est lourd de menaces de crises et de guerres.

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Der Kampf um die Weltherrschaft (la lutte pour la domination du monde).
Source : Radó, S., Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung, 1930, p. 65.

L’examen de toutes les formes de domination, des peuples colonisés ou des minorités, constitue le second grand thème géopolitique des atlas. Horrabin souligne le contrôle colonial par des cartes frappantes, comme celle de l’Afrique [38], où il regroupe toutes les colonies sous une trame uniforme, faisant ressortir en blanc le seul État encore indépendant, le Liberia, tandis que l’Égypte, en théorie indépendante, est montrée par une trame tiretée, pour tenir compte de la forte influence britannique. La pratique courante est plutôt de représenter l’espace comme une mosaïque politique ou ethnique.

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Colonial possessions in Africa.
Source : Horrabin, J. F., An Atlas of Empire, 1937, pp. 24-25.

Celle-ci résulte en premier lieu des partitions coloniales, comme on le voit dans le cas de l’Inde, avec des cartes récurrentes qui montrent l’enchevêtrement inextricable des possessions britanniques et des États princiers vassaux de la Grande-Bretagne [39].

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India (1).
Source : Horrabin, J. F., An Atlas of Empire, 937, p. 78.

Le plus souvent, le patchwork territorial correspond à des États multinationaux. Horrabin dessine plusieurs cartes à ce sujet dans l’Atlas of Current Affairs, principalement pour l’Europe orientale et centrale, mais aussi pour l’Espagne ou encore la Belgique. Il y ajoute une carte des « Nationalités en Amérique du Sud » [40], qui se contente d’identifier les territoires où les Amérindiennes, les Noires et les mulâtres forment la majorité de la population. Enfin, il propose une seule carte de la diversité religieuse, appliquée au cas de l’Inde (Horrabin 1934 : 130), car il s’agit d’une "autre des complications" [41] qu’il faut résoudre dans le sous-continent.

L’intérêt de Radó pour les minorités est encore plus marqué, sans doute en raison de sa propre origine hongroise. Dans son premier atlas, il ne donne pas moins de treize cartes sur le sujet et, dans l’édition de 1938, il fournit aux lecteurs et aux lectrices une cartographie détaillée de toutes les situations possibles, des États rassemblant plusieurs nationalités comme des nationalités divisées entre plusieurs États. Pour lui, le problème n’est pas purement européen. Il étend cette notion de divisions internes à d’autres catégories, notamment la « race », ce qui lui permet de montrer des États-Unis morcelés, avec une population « blanche », « nègre », « indienne » et « asiatique » [42].

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Nationale Minderhalten in Europa (Les minorités nationales en Europe).
Source : Radó, S., Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung, 1930, p. 165.
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Nationalitäten in den Vereinigten Staaten von Amerika (Nationalités dans les Etats-Unis d’Amérique).
Source : Radó, S., Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung, 1930, p. 145.

Les atlas attirent ainsi l’attention du lectorat sur des zones de conflits potentiels. Plusieurs cartes identifient clairement des menaces immédiates, liées par exemple aux minorités allemandes en Europe centrale, à l’irrédentisme hongrois, à la Macédoine, au Tyrol du Sud, etc. Cette vision géopolitique de gauche est celle d’un monde situé, selon la lecture marxiste, au stade le plus élevé et ultime du capitalisme, qui atteint des sommets en termes de divisions et d’oppressions, et se trouve de ce fait poussé vers une nouvelle guerre. Pour construire cette image, les auteurs confondent des situations politiques parfois très différentes. Radó rassemble même toutes les formes de domination dans une seule carte mondiale des « peuples opprimés. » [43]

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Die unterdrückten Völker des Welt (Oppressed People of the World).
Source : Radó, S., Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung, 930, p. 163.

Comme le montre cette dernière carte, l’Union soviétique bénéficie d’un traitement particulier dans les atlas. Elle est considérée comme l’un des « grands groupes » mondiaux, mais ni Horrabin ni Radó ne la qualifient d’empire. Elle est décrite comme une fédération dont la domination sur certaines parties de l’Asie n’est pas jugée de nature coloniale. En conséquence, la Russie est absente de l’Atlas of Empire d’Horrabin. Dans les quatre autres recueils, la vision du pays présente deux caractéristiques majeures. Tout d’abord, l’Union soviétique est dépeinte comme une victime, dépossédée des territoires qui forment alors le « cordon sanitaire ». Plusieurs cartes dans différents atlas traitent du même sujet. Horrabin commente dans le Plebs Atlas : « La Russie a été dépouillée de son littoral baltique » en vue de la maintenir « hors de l’Europe » [44].

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À gauche : Russia’s post-war losses (Les pertes de la Russie après la guerre),
Horrabin J. F., An atlas of Current Affairs, 1934, p. 10.
À droite : Die Isolierung der Sowietunion in Europa (L’isolement de l’Union soviétique en Europe),
Rado S., Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung, 1930,, p. 93.

Le deuxième concept directeur est de présenter la Russie comme un État pacifique, subissant les menaces des puissances impérialistes qui l’entourent. Chez Radó par exemple, une carte mondiale de l’armement représente des voisins de l’Union soviétique surarmés, alors que les forces militaires russes ne sont exprimées, par contraste, que par quelques pictogrammes [45]. L’Union soviétique apparaît donc comme une citadelle assiégée.

Une autre carte développe en parallèle le thème d’un encerclement par la Grande-Bretagne impérialiste, avec une série de flèches, ou axe de déploiement (Aufmarschlinien) contre l’Union soviétique [46]. Cette vision est en partie contrebalancée par une autre : celle de la grande puissance émergente. Plusieurs cartes soulignent l’immensité du pays, tandis que de nombreux commentaires se font l’écho de la plus pure propagande en célébrant le potentiel démographique, le développement économique et la réussite de la planification.

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Die Einkreisung des Sowietunion durch den britischen Imperialismus (L’encerclement de l’Union soviétique par l’impérialisme britannique).
Source : Radó, S., Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung, 1930, p. 91.

Face à des puissances impérialistes souvent présentés comme composites, l’Union soviétique apparaît comme un territoire homogène, où les nationalités ont étrangement disparu, comme dissoutes par le système politique. Dans le chapitre que Radó consacre aux nationalités et aux questions économiques, l’Union soviétique n’est ainsi l’objet que de cartes administratives, dont l’une est intitulée : « La solution de la question nationale en Union soviétique » [47]. La structure fédérale et l’existence de villes et de républiques autonomes, "une expérience politique à une échelle gigantesque" [48] règlent apparemment toutes les difficultés. Dans le premier atlas de Radó, la Russie est toujours montrée en aplat de rouge uniforme, et les problèmes d’oppression et de minorités s’arrêtent à ses frontières.

Le langage graphique d’une cartographie persuasive

Les cartes que nous examinons ici relèvent pour la plupart de la catégorie des « cartes persuasives », expression issue de l’anglais désormais largement acceptée, préférée à celle des « cartes de propagande » ou des « cartes suggestives » [49]. Les cartes persuasives sont des cartes destinées principalement à influencer des opinions ou des croyances, à envoyer ou à renforcer des messages, plutôt qu’à communiquer des informations géographiques objectives [50]. Il est évident qu’aucune carte n’est purement objective, car elle dépend toujours de choix faits par une auteure, qu’il s’agisse des objets ou des phénomènes géographiques représentés, ou des signes graphiques. Inversement, une carte persuasive n’est pas dépourvue d’un contenu descriptif, disons "neutre". Aujourd’hui, plutôt qu’une opposition stricte objectif/subjectif ou science/propagande, on considère que les cartes s’inscrivent dans un continuum allant du descriptif au persuasif, sans correspondre exclusivement à l’une ou l’autre catégorie [51].

Dans le cas d’Horrabin et de Radó, nous sommes manifestement du côté persuasif du continuum : tous deux affirment être sélectifs et subjectifs, et ne dissimulent pas leur désir de transmettre un message politique par le biais de leurs cartes. Cela dit, les cartes étudiées ici restent très éloignées de certaines formes de cartes persuasives, telles que les cartes allégoriques ou satiriques. Leur aspect extérieur est classique. Elles comportent un titre, une légende et généralement (mais pas systématiquement) une échelle. Elles utilisent des symboles abstraits ou des pictogrammes et ne comportent jamais de figure anthropomorphe ou zoomorphe. Quelles sont alors leurs caractéristiques "persuasives", tant au niveau du contenu que de la forme ?

Tout d’abord, la nature persuasive se reflète dans les biais introduits par les textes de commentaires, les titres, les légendes des cartes. La plupart du temps, la lecture de la carte se trouve guidée vers un sens spécifique, par des textes interprétatifs, qui reflètent clairement des positions idéologiques. Radó se remémore d’ailleurs avec une certaine fierté le commentaire fait par Harold Nicholson dans le Daily Telegraph à propos de son deuxième atlas : « L’auteur ne dit pas un mot de ses opinions politiques, mais tout ce qu’il dit témoigne de ses convictions idéologiques » [52]. Nous avons déjà mentionné, à ce sujet, le vocabulaire guerrier utilisé pour parler d’économie. On peut encore multiplier les exemples de titres ou de commentaires orientés, ainsi la carte mondiale de l’armement intitulée « Préparation de la prochaine guerre » [53] ou celle des routes maritimes en Méditerranée interprétée comme montrant des « intérêts conflictuels » [54].

Au niveau du contenu, on peut également relever des simplifications qui s’apparentent à des manipulations de l’information. Dans le Plebs Atlas par exemple, comme le relève Jeremy Black [55], Horrabin dessine « The New Map of Europe » (La nouvelle carte de l’Europe) pour montrer « les rouages de l’impérialisme » qui seraient « aussi clairement traçables en Europe que dans les autres continents » [56]. La carte montre en noir les « possessions et "colonies" britanniques » (les guillemets sont de l’auteur) [57], une catégorie qui comprend le Portugal, la Grèce, le Danemark, la Hollande, la Norvège, la Finlande et les États baltes ! Dans son atlas de 1930, Radó propose une carte très similaire, Europa 1929 [58], remplaçant l’expression « possessions et colonies » par le terme plus habile de "Einfluss und Interessen Gebiete" (zones d’influence et d’intérêts).

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The new map of Europe.
Source : Horrabin J. F., The Plebs Atlas, 1926, p. 23.

En termes de graphisme, l’analyse nous amène à distinguer les atlas du corpus. Radó a produit deux atlas de style très différent. En ce qui concerne le premier, l’Atlas für Politik (...), les cartes sont préparées en collaboration avec un graphiste membre du parti communiste allemand (KPD), Karl Metzler. Cet ouvrage est le seul du corpus à être imprimé en couleurs : 45 cartes sur 120 sont en noir et blanc, 70 en rouge et 5 en rouge et bleu. L’atlas est ce qui se rapproche le plus d’un discours visuel de propagande. Il utilise des contrastes violents, notamment pour opposer l’Union soviétique, en rouge, à d’autres puissances, ou pour mettre en valeur les Empires et leurs colonies.

Le graphisme « hurle » après le lectorat, avec de larges aplats de noir profond, des lettres en corps très gras, des lignes ou des symboles épais. La manipulation visuelle apparaît également de façon flagrante avec l’utilisation par Radó d’une projection de Mercator, qui permet d’exagérer la superficie de la Russie sur plusieurs cartes du monde. Quelques années plus tard, un géographe allemand proche des nationaux-socialistes, Max Eckert-Greifendorff, dénonce cette tentative de faire paraître le territoire soviétique encore plus puissant, « et ainsi de démontrer extérieurement et de documenter la puissance écrasante du bolchevisme sur terre » [59].

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Die proletarische Grossmacht - die Sowietunion (La grande puissance prolétarienne - l’Union soviétique).
Source : Radó, S., Atlas für Politik, Wirtschaft, Arbeiterbewegung, 1930, p. 43.

Le second atlas de Radó est très différent. Il bénéficie de la collaboration d’une cartographe professionnelle, Marta Rajchman, une jeune femme formée à l’École de cartographie de la Sorbonne, appartenant à la première promotion de 1935, celle de Jacques Bertin, le célèbre théoricien français de la sémiologie graphique. La tonalité générale se veut moins militante, plus neutre et plus scientifique, avec des commentaires denses sur chaque carte, enrichis de tableaux statistiques. La dimension subjective ou idéologique transparaît de façon plus subtile, à travers les thèmes choisis, comme celui des flux de capitaux, figurant une sorte de « pieuvre » britannique, ou encore l’accent mis de façon récurrente sur les confrontations et les problèmes.

La conception des cartes repose toujours sur des contrastes, par exemple pour représenter l’extension spatiale des empires, mais elle est d’un graphisme plus fin et précis. Celui-ci exploite toutes les possibilités du noir et blanc, en particulier pour figurer les données statistiques, en combinant des variations de taille des symboles avec des formes ou des trames différentes. Enfin, on trouve dans cet atlas comme dans le précédent quelques exemples de cartes probablement influencées par les Isotypes, ces pictogrammes imaginés par Otto Neurath, avec des données quantitatives exprimées en multipliant un même symbole géométrique ou figuratif.

Les atlas d’Horrabin apparaissent beaucoup plus homogènes dans leur conception, le journaliste britannique étant l’unique auteur et concepteur de ses cartes, qu’il signe pour la plupart dans le coin inférieur avec son monogramme, JFH. Son style peut être qualifié de dépouillé ou de schématique. Ses cartes, toutes en noir et blanc, sont simplifiées et très lisibles. Horrabin prend certainement en compte la contrainte d’être publié en petit format dans des journaux, ou dans des atlas in-8°. Il revendique d’ailleurs cette simplicité, d’une manière qui anticipe le discours moderne sur la communication cartographique :

J’ai cherché à supprimer tout ce qui n’est pas indispensable à l’illustration d’un aspect particulier. Je crois fermement à la théorie selon laquelle une carte doit être conçue pour illustrer un point précis - et les autres points doivent être laissés à d’autres cartes. Non seulement les élèves du primaire, mais aussi bien les lecteurs plus âgés, sont déconcertés par la richesse des détails, tous mis en valeur de la même manière, dans une carte ordinaire. » [60].

Dans le même esprit, il explique avoir dû dessiner plusieurs cartes de la Chine, afin d’éviter de comprimer tous les faits sur une seule carte.

Horrabin utilise le noir en aplat avec mesure. Il préfère les trames de lignes ou de points, ainsi que divers types de tirets pour exprimer les objets linéaires. Ses cartes sont plus qualitatives que celles de Radó. Les informations économiques ou démographiques se limitent souvent à des localisations : "bassin houiller", "zone lainière à l’intérieur du cercle", "zones à forte densité de population", etc. Horrabin ne dessine jamais de carte de flux, et seulement deux cartes choroplèthes, toutes deux dans l’atlas de 1934, avec un nombre limité de classes, trois seulement pour montrer les niveaux de densité en Belgique [61], et cinq pour le pourcentage de population noire aux États-Unis [62].

Par ailleurs, son style se caractérise par l’utilisation de divers procédés graphiques originaux destinés à faciliter la lecture, que nous appellerions aujourd’hui des aides didactiques. L’un d’entre eux est l’utilisation de flèches pointant vers des endroits précis, dont les noms sont inscrits dans un cadre rectangulaire. Des lieux, lignes ou zones importants sont ainsi mis en évidence comme des « points chauds » de la carte. Il peut être tentant d’établir un lien entre cette pratique et l’expérience d’Horrabin en tant que dessinateur : il est l’auteur d’une bande dessinée publiée par des journaux britanniques de 1919 à 1951, Les aventures de la famille Noah, plus tard intitulée Japhet et Happy. Or dans ses atlas, les cartes semblent parfois s’exprimer à l’aide de « ballons » ou phylactères, comme un personnage de bande dessinée.

Une autre caractéristique intéressante est l’utilisation de lignes à double flèche pour indiquer les distances, plutôt que d’afficher une barre d’échelle. Cela permet de mettre en évidence des phénomènes d’éloignement ou de proximité par rapport à un lieu stratégique, tel qu’un détroit. Enfin, Horrabin s’efforce de faciliter les comparaisons, qu’elles soient démographiques ou spatiales. Dans son analyse des empires, il enrichit souvent les cartes d’histogrammes (diagrammes en bâtons) pour comparer les tailles de populations. Il multiplie également les cartes en médaillon, qui montrent à une même échelle une métropole et une colonie, et de façon plus spectaculaire, il en superpose parfois les contours.

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India (5).
Source : Horrabin, J. F., An Atlas of Empire, 937, p. 86.

Le lien entre ces atlas et d’autres formes de cartes persuasives produites dans l’entre-deux-guerres, notamment par des géopoliticiens allemands, doit être nuancé. Bien entendu, les atlas de Horrabin et Radó ne peuvent pas être compris indépendamment de ce contexte. La géopolitique est explicitement mentionnée dans l’introduction de Rothstein à l’Atlas für Politik (...), et Radó connaît bien la littérature dans ce domaine, comme le montrent ses mémoires, qui mentionnent Karl Haushofer et sa revue Zeitschrift für Geopolitik [63]. Pour Horrabin, la parenté de ses cartes avec certaines de celles réalisées en Allemagne a été soulignée en son temps [64]. Horrabin et Radó partagent avec les géopoliticiens allemands cette philosophie de simplification de l’information et du dessin, afin de transmettre un message frappant mais aussi engagé, voire tendancieux.

Mais ils ne vont pas aussi loin dans leurs pratiques de dessin. Ainsi, n’utilisent-ils presque jamais la carte comme une surface d’expérimentation, pour y projeter un scénario prospectif, même si leur mise en évidence des points chauds peut apparaître comme une "conjugaison au futur" de l’espace [65]. Ils ne proposent pas non plus de ces fictions territoriales que l’on trouve dans la cartographie révisionniste allemande ou hongroise : à quoi ressembleraient tels ou tels territoires s’ils étaient morcelés par un corridor comme celui de Dantzig ? Que resterait-il d’un État européen dépouillé du même pourcentage de sa superficie que la Hongrie lors du traité de Trianon ?...

De même, le glissement vers une forme de modélisation spatiale, par la superposition de formes régulières (cercles simples ou concentriques, triangles) sur les territoires ne se retrouve pas dans leurs cartes. La simplification visuelle ne va jamais jusqu’à cette géométrisation de l’espace qui est une des caractéristiques de la géopolitique allemande. Au final, s’il existe un plus petit dénominateur commun à ces différentes pratiques cartographiques, c’est sans doute la vision dynamique de l’espace et l’utilisation de la flèche comme un symbole interprétatif, chargé d’une série de significations : point de friction et zone dangereuse, objectif, pression exercée, ambition territoriale, axe d’expansion, axe de déploiement.

Un marxisme non orthodoxe

Les atlas d’Horrabin et de Radó sont une curiosité dans la cartographie persuasive de l’entre-deux-guerres, largement dominée par les cartes d’extrême droite, qui diffusent des idées nationalistes et révisionnistes. Leur approche rompt avec la promotion habituelle des intérêts d’un pays particulier : elle est plus globale et teintée de conceptions universalistes. Cet internationalisme affiché s’accompagne d’un soutien non dissimulé à l’Union soviétique, la grande puissance prolétarienne.

Chacun de ces atlas met en évidence, à sa manière, des contradictions approchées d’une façon globale : décalages entre les lignes de partage ethniques et les frontières adoptées après la première guerre mondiale, ou bien entre les liens économiques et les divisions politiques du monde. La solution, non exempte d’idéalisme, est dans la fin des dominations impérialistes voire la fin des frontières, qui mettrait un terme aux concurrences pour leur substituer des complémentarités et des solidarités. Une extraordinaire carte d’Horrabin, la seule qui ressortisse de la catégorie du « scénario prospectif », dessine ainsi sa vision d’États-Unis de l’Europe des travailleurs, sans frontières de l’Atlantique à la Volga [66].

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When ?
Source : Horrabin, J. F., The Plebs Atlas, 1926, p. 62.

Dans leurs commentaires, les auteurs brandissent la bannière du marxisme-léninisme, et nous avons montré qu’ils mettaient en avant des thèmes liés à cette philosophie politique, en donnant par exemple un rôle clé à l’économie, ou en plaçant l’impérialisme au cœur de leur analyse des relations internationales. Cependant, notre corpus d’atlas véhicule une version très biaisée du marxisme. Les cartes montrent avant tout des objets spatiaux, alors que la clé de voûte du marxisme est la conception matérialiste de l’histoire. Celle-ci n’est que peu présente dans les atlas. Horrabin n’aborde qu’une histoire très immédiate, comme les conséquences du traité de Versailles, ou les étapes chronologiques de certaines conquêtes coloniales. Radó se montre un peu plus orthodoxe, puisqu’il réalise quelques mappemondes historiques décrivant les étapes de la construction de l’impérialisme à partir de la fin du XIXe siècle.

Son approche consiste plutôt à mettre l’accent sur l’actualité géopolitique, loin d’une analyse sur le long terme. Les modes de production et les questions sociales sont également absents des atlas. Les ouvrages mettent en avant la lutte des grandes puissances mais oublient la lutte des classes. Seul le cas de la Chine permet d’évoquer une forme de révolution sociale. Horrabin dessine une carte des zones contrôlées par les soviets paysans en Chine [67], mais son commentaire montre son incertitude quant à leur inspiration communiste. Radó fournit, lui aussi, une carte sur le sujet [68], mais le contexte a changé : le gouvernement soviétique de Chine a été dissous et l’armée rouge chinoise est placée sous l’autorité du gouvernement nationaliste de Nankin.

Les atlas évoqués dans cet article sont souvent considérés comme précurseurs dans l’histoire de la cartographie critique. Ils semblent en effet répondre au souhait de Lénine de susciter une forme de contre-cartographie face aux représentations bourgeoises. S’ils possèdent quelques traits du marxisme, leurs auteurs ne sont toutefois pas des théoriciens et se tiennent à l’écart de l’orthodoxie. On peut reprendre ici des remarques faites par le sociologue allemand Karl Wittfogel en 1929, à propos du manuel économique d’Horrabin [69] : la représentation cartographique conduit invariablement à donner la primauté, non à l’histoire, mais à la dimension spatiale : position, étendue, distances et relations.

Ces atlas peuvent être associés à plusieurs autres tentatives faites à la même époque pour introduire une dimension spatiale qui manquait au marxisme (Bassin 1996). Quant aux thèmes sociaux, leur absence peut s’expliquer par les échelles d’analyse choisies par les auteurs : le monde, les États, les blocs. La cartographie sociale, lorsqu’elle existe à cette époque, se fait à une échelle beaucoup plus grande, principalement celle des villes, et les statistiques agrégées manquent pour un traitement plus général. En fin de compte, l’originalité de ces atlas réside surtout dans le lien qu’ils établissent entre politique et économie, et dans la manière dont ils anticipent un monde globalisé.

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