Paysage de steppe en mouvement. La cartographie géomorphologique chez Humboldt et Zimmermann

#Humboldt #Zimmermann #Cartographie #Géomorphologie #Précurseurs #Géographie

24 janvier 2019

 

« La description du Globe n’est point une science stationnaire ! » Pour Alexander von Humboldt (1769-1859), la restitution du caractère dynamique de l’espace dans les représentations cartographiques nécessite de tenir compte des récits de voyage, des sources historiques et des hypothèses géologiques.

par Ulrich Päßler

Collaborateur scientifique à la Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften
Ce texte est la version remaniée et traduite d’une contribution de l’auteur aux actes du colloque
Landschaften und Kartographien der Humboldt’schen Wissenschaft, édités par Ottmar Ette et Julian Drews.
Traduit de l’allemand par Nepthys Zwer pour visionscarto.net

Dans sa présentation de l’Atlas universel de géographie physique, politique et historique d’Adrien-Hubert Brué devant l’Académie des Sciences de Paris le 19 janvier 1824, Alexander von Humboldt précise le rôle du cartographe (Humboldt, 1824). Ses cartes devraient toujours être construites à partir de deux types de données fiables. D’une part, les localisations et les mesures d’altitude les plus précises possibles, et d’autre part, des ouvrages descriptifs : statistiques, récits de voyage et itinéraires. Dans les deux cas, les documents sont comparés et discutés de façon critique. Pour recartographier un espace, les cartes historiques ne suffisent pas. Le cartographe doit revenir aux sources de ses prédécesseurs (« aux sources, aux ouvrages mêmes ») et les confronter aux indications et mesures récentes. Tout comme pour le philologue ou l’historien, la critique minutieuse des sources sera la base des recherches du « cartographe Humboldtien ». De fait, « la description du Globe n’est point une science stationnaire ». Des localisations plus précises et la découverte de nouvelles sources enrichissent continuellement les connaissances cartographiques.

Au regard de ces principes, de quelle façon le savoir cartographique était-il appliqué dans la recherche géographique autour de 1840 et quels échanges reliaient les deux disciplines ? Comment Humboldt et les géographes contemporains combinaient-ils les données des sciences naturelles, les mesures d’altitude et de localisation avec des récits de voyage historiques quand ils formulaient leurs hypothèses géographiques ? Quel rôle jouaient les cartes dans l’illustration de problèmes géographiques ?

Comment (ne pas) cartographier une steppe

À l’été 1839, Humboldt reçut à Berlin le second-lieutenant Carl Zimmermann, alors âgé de 26 ans. L’élève de l’Académie de guerre de Prusse lui apporta deux études préliminaires sur la représentation cartographique des systèmes montagneux d’Asie centrale qu’il avait réalisées sous la direction de son professeur Carl Ritter. Dans une lettre adressée à Ritter, Humboldt témoignait sa reconnaissance au jeune cartographe qui avait fait un usage approfondi de récits de voyage historiques pour réaliser ces dessins : « Il est remarquable de voir ici vérifié et utilisé graphiquement tout ce que nous possédons sur cette région du monde depuis des siècles [ ...] » [1]. Les croquis présentés à Humboldt servirent de base à deux cartes que Carl Zimmerman réalisa en 1840 pour l’atlas de l’Asie de l’Ouest qui accompagnait l’ouvrage Géographie générale (Allgemeine Erdkunde) de Ritter (voir Zimmermann, 1840a ; Zimmermann, 1840b ; Zimmermann, 1840c). En plus de ces cartes - une Vue d’ensemble de l’Asie centrale (Übersichtsblatt von Inner-Asien) ainsi que quatre feuillets d’une Carte de l’Asie centrale (Karte Inner-Asien’s) -, Zimmermann réalisa, la même année, un feuillet qui représentait le paysage de steppe du plateau d’Oust-Ourt entre la mer Caspienne et la mer d’Aral. Le titre Ébauche du théatre des opérations militaires de la Russie contre Chiwa (Entwurf des Kriegstheaters Russlands gegen Chiwa) suggère faussement qu’il s’agit d’un travail topographique strictement militaire. De par son style et sa thématique, cette carte constitue un ensemble avec la Carte de l’Asie centrale à laquelle elle se raccorde vers l’Ouest, à hauteur de la 60e longitude de Paris (aujourd’hui 62°E). Sur les deux cartes, Zimmermann a rapporté les routes historiques, les noms des peuples ainsi que des informations sur la géographie animale et végétale (fig. 1).

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fig. 1 : Zimmermann 1840c, détail
© Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, département des cartes, cote : Kart. D 3896-3,1
Carte complète (66 MB) visible ici : https://visionscarto.neocities.org/2019-Humboldt/1%20Kriegstheater%20ganz.jpg

Zimmermann a consacré une étude cartographique à la région située entre la mer Caspienne et la mer d’Aral pour deux raisons précises. On y voit représentée la limite méridionale militarisée des régions conquises par le Royaume de Russie ainsi que le khanat de Khiva, qui contrôlait la région et empêchait le commerce russe par des attaques de voyageurs et des prises d’otages. Entre l’automne 1839 et le mois de juin 1840, la Russie envoya, sous la direction du gouverneur militaire d’Orenbourg, Vasilij Alekseevič Perovskij, une expédition militaire pour tenter de remplacer le Khan par un vassal russe. La carte montre comment l’armée russe pourrait atteindre et prendre Khiva, tout en ménageant ses propres ressources. Ainsi peut-on interpréter cette carte comme le travail probatoire d’un élève officier désirant se recommander pour un emploi ultérieur, par exemple au sein du département topographique de l’état-major.

La deuxième raison de l’analyse géographique détaillée de cette région par Zimmermann tient aux recherches concomitantes de Humboldt sur l’isthme situé entre la mer d’Aral et la mer Caspienne, travail qui occupera une grande place dans le second volume de l’Asie centrale en 1843. La carte de Zimmermann aborde un problème géographique qui préoccupait également Humboldt. L’observation initiale portait sur le singulier isolement de la mer d’Aral par rapport à la mer Caspienne, et de celui de ces deux étendues d’eau par rapport aux océans et au trafic mondial. Pour les géographes, cela appelait deux questions : À quels changements géologiques la région avait-elle été soumise au cours de l’histoire humaine ? Y avait-t-il eu un jour, peut-être en raison d’une bifurcation de l’Amou-Daria (l’ancien Oxus), une liaison entre la mer d’Aral et la mer Caspienne ?

Dans les Fragmens asiatiques, parus en 1831, Humboldt avait pour la première fois observé la géomorphologie de la région (Humboldt, 1831, I, p. 130-131). Au cours des années 1830 avaient paru de nouveaux récits de voyage, des études géologiques et des travaux de géographie historique qui permettaient une étude plus approfondie du plateau d’Oust-Ourt. Pour l’étude de la physique terrestre, Humboldt accordait une importance toute particulière à l’histoire géographique, notamment aux récits de voyage et aux cartes historiques.

Dans le texte Analyse géographique d’un essai de représentation du thêatre des opérations militaires de la Russie contre Chiwa, qui accompagne sa carte (Zimmermann, 1840d. Voir l’écrit programmatique de Ritter, 1833, p. 46 et 62), Carl Zimmermann se penche sur la question formulée par Carl Ritter dans son anthropogéographie, à savoir comment les modifications des évènements géographiques ont pu influencer les conditions de vie des êtres humains, les mouvements migratoires et les routes commerciales. Faute de pouvoir recourir à l’astronomie comme moyen de localisation, Zimmermann interroge en détail les récits de voyage historiques et ceux, plus récents, qu’il a utilisés pour établir sa carte. Il compare les données indiquant les distances et l’altitude, évalue la flore, la faune et la structure géologique du paysage. Les dunes de sable et les lits de rivières asséchées décrits dans le texte et indiqués sur la carte représentent le passé climatique et les mouvements topographiques de la région. Pour ce faire, Zimmermann avait reçu des mains de Humboldt des documents historiques, des récits récents et ses propres notes manuscrites. S’inspirant des travaux de Heinrich Julius Klaproth et de Carl Ritter, l’analyse de Zimmermann constitue également une histoire du peuplement et du commerce de l’isthme de l’Asie occidentale.

Les indications trouvées dans les exposés sur les villes en ruines de la steppe, sur les canaux délabrés et les mines abandonnées sont pour lui le témoignage de l’existence d’anciennes caravanes et du « temps d’un commerce florissant » (Zimmermann, 1840d, p. 3 et 32). Il attribue son déclin à l’ouverture de la route maritime entre l’Europe et l’Inde, mais surtout au nombre croissant de razzias auxquelles se livraient les habitants nomades de la steppe. Alors que la première explication met en lumière les conséquences pour l’histoire de l’humanité des découvertes européennes à la fin du Moyen Âge et au début de l’Époque moderne - ce qui va dans le sens de l’histoire de la géographie humboldtienne -, la seconde explication justifie les aspirations expansionnistes européennes dans la région. Il n’est donc pas étonnant que la carte de Zimmermann paraisse, accompagnée de son analyse, dans une traduction anglaise à peine un an plus tard, alors que, dans cette région du monde, la Russie et la Grande-Bretagne se livraient à l’affrontement concurrentiel d’un great game (Zimmermann, 1840e).

À la lecture de l’article du ministre des Finances russe, Georg von Cancrin, joint à l’analyse de Zimmermann, on comprend que son histoire de déclin du bassin aralo-caspien s’inscrit dans le cadre du discours européen sur l’Asie au début du XIXe siècle [2]. Dans ce mémoire, publié anonymement pour la première fois en 1829, la désertification croissante du paysage, l’asséchement de la mer d’Aral et de la mer Caspienne, voire l’expansion même des déserts de l’Asie centrale, étaient déjà attribués non seulement à des causes géologiques, mais aussi au déclin de la culture asiatique.

Le turcologue russe Vladimir Ivanovič Dal’, grand connaisseur de la région (il avait participé, en tant que scientifique, à l’expédition Perovskij contre Khiva en 1839-1849) soumit la carte de Zimmermann à un examen critique. Dal’ montra les innombrables erreurs de dénomination qui résultaient de la méconnaissance que Zimmermann avait des langues turques locales et du russe. Il dénonça aussi les informations trompeuses à propos de l’espace naturel : Était-il possible de montrer sur une carte des steppes, aussi précisément que le faisait Zimmermann, les limites des zones d’extension de la flore et de la faune ainsi que celles des cultures de melons ou de concombres ? Dal’ doutait que l’on puisse représenter un paysage de steppe sur une carte obéissant aux conventions de la géographie européenne. Une carte des steppes était forcément tributaire des points de repères des nomades – « des ruisseaux, des sources, [...] de quelques arbres, d’un petit monticule, d’un mausolée en briques crues délabré » – qui, en raison de la très petite échelle, ne devaient pas apparaître sur la carte. Mais Zimmermann signalait ces points « en écriture gothique, comme s’il s’agissait d’une ville de résidence sur les cartes européennes » et il les transformait « en réseaux » comme s’il s’agissait de « routes de communication pérennes » (Dal’, 1845, p. 3-4).

L’Ébauche de la scène des combats de la Russie contre Chiwa de Zimmermann associe deux traditions de la cartographie thématique. La première correspond à l’enquête topographique, souvent entreprise sous direction militaire, qui s’appuie sur les pratiques de collecte de données statistiques propres aux États de l’époque moderne et sur les hypothèses et méthodes géoscientifiques développées au cours d’explorations scientifiques. La deuxième tradition de la cartographie thématique était étroitement liée à la conception de la géographie scientifique d’Alexander von Humboldt et de Carl Ritter, telle qu’elle a atteint un premier point culminant dans l’Atlas physique de Carl Berghaus. Bien que Berghaus ait utilisé le terme de « cartes spéciales », celles-ci répondaient en fait déjà à la définition moderne de la « carte thématique », dans le sens où elles étaient « la représentation de relations spatiales d’un sujet donné sur un fond de carte comportant des objets topographiques ou géographiques » [3]. L’Ébauche, à la fois œuvre de topographie militaire et carte d’exploration des voies praticables connues, carte ethnographique de la région, carte des productions locales et carte de la répartition de la faune et de la flore était irrémédiablement surchargée en informations. Mais Zimmermann ne se laissa pas décourager par son échec. Son travail cartographique du plateau d’Oust-Ourt devait reprendre quelques années plus tard. Ce regain d’intérêt était étroitement lié à la parution de l’Asie centrale de Humboldt en 1843.

La dynamisation de l’espace – l’Asie centrale de Humboldt

Dans son introduction au premier volume de l’Asie centrale, Humboldt explique :

L’histoire de la géographie, tout en enregistrant la succession des opinions et la longue série des variations que ces opinions ont éprouvées au cours des siècles, peut aussi parfois nous révéler quelques-unes des dernières révolutions que la surface du sol a subies. Elle se trouve mêlée alors à l’histoire de notre planète. (Humboldt, 1843, I, p. LI-LII)

C’est bien cette double fonction de l’histoire de la géographie - en tant qu’archive des données de la représentation cartographique et en tant que documentation des processus géologiques - qui a permis à Humboldt de formuler, dans ce travail et dans d’autres, ses hypothèses. Hans Baumgärtel a montré le rôle de la géographie comparative dans l’élaboration des hypothèses géologiques de Humboldt. Des recherches comparatives géographiques et géognostiques ont permis à Humboldt de découvrir l’analogie existant entre les roches et leurs formations à l’échelle planétaire. Elles ont également aidé Humboldt à affiner progressivement une autre hypothèse tout aussi générale : si, en 1792, il était parti de l’idée d’une orientation générale commune à toutes les strates rocheuses, il finit par limiter ce parallélisme à des régions restant à définir précisément. Sa reprise prudente de la théorie des soulèvements de Leopold von Buch montre enfin comment il interprétait les données de la géographie historique dans une perspective géomorphologique. Buch a conçu la théorie selon laquelle les grands systèmes montagneux de la Terre s’étaient formés par le soulèvement puis l’effondrement partiel, en forme de cratère, de masses rocheuses provenant de l’intérieur de la Terre.

Au sens large, cette théorie impliquait une dynamisation temporelle des processus géologiques, car elle reposait sur l’idée d’une fluctuation des hauteurs périodiques mesurables pour de grandes superficies. Un paysage en mouvement modifie le cours des rivières et les niveaux des lacs et s’inscrit dans la mémoire géographique historique. Les preuves historiques de la géographie du bassin aralo-caspien rassemblées par Humboldt et d’autres spécialistes des sciences naturelles de son temps ont permis de reconstituer la géomorphologie de la région. Humboldt utilise l’ensemble du deuxième volume de l’Asie centrale pour résoudre la question de l’ancienne liaison entre la mer d’Aral et la mer Caspienne. Sur la base de la théorie des soulèvements de Buch (« nouvelles vues géologiques relatives à des mouvements d’oscillations de quelques parties de la surface du globe » (Humboldt 1843a, II, p. 145)), Humboldt procède à une analyse historique des récits produits sur les deux mers intérieures depuis l’Antiquité et en tire les conclusions suivantes :

1. « Qu’avant les temps que nous appelons historiques, à des époques très rapprochées des dernières révolutions de la surface du globe, le Lac Aral peut avoir été entièrement compris dans le bassin de la Mer Caspienne [...]. »
2. « Que, très probablement du temps d’Hécatée et d’Hérodote, comme à l’époque de l’expédition macédonienne, l’Aral ne formait qu’un renflement latéral (appendiculaire) de l’Oxus. »
3. « Que, soit par le simple phénomène d’aridification (de la prépondérance de l’évaporation sur l’affluence des eaux) ; soit par des atterrissements et soulèvements plutoniques, le Golfe Scythique (le Karabogas) s’est resserré progressivement dans des limites plus étroites, et que, du fait du retrait du golfe, la bifurcation de l’Oxus s’est accentuée, c’est-à-dire qu’elle est devenue de plus en plus manifeste » (pour les trois citations : Humboldt, 1843a, II, p. 296).

Des voyageurs du XVIe siècle auraient déjà trouvé asséchée la partie de cette rivière qui menait à la mer Caspienne. Ce qui n’était à l’origine qu’une extension annexe de la mer Caspienne devenait à présent le point le plus reculé du fleuve. Ici, la géographie de Humboldt permet de comprendre les processus géologiques, à partir du moment où ils sont documentés par l’histoire humaine. En appliquant la théorie des soulèvements de Léopold von Buch aux sources historiques, Humboldt constate une montée et une descente périodiques de la cuvette aralo-caspienne. Humboldt intègre cette découverte dans son travail sur les chaînes de montagnes et les volcans d’Asie centrale. Les « salses (éruptions boueuses), en source de naphte et en couches de sel gemme » - ces symptômes des « oscillations » du terrain - apparaîtraient « là où les rives opposées de la Caspienne sont traversées par la grande crevasse volcanique du Thian-chan » (Humboldt, 1843a, II, p. 283). Humboldt représente cette relation spatiale sur la carte de l’Asie centrale. Si, dans l’ensemble, nous avons affaire à une topographie intentionnellement schématique et graphiquement minimaliste des chaînes de montagnes et volcans asiatiques à une petite échelle, on y trouve cependant aussi l’ancien lit de l’Amu-Darja, c’est-à-dire de l’Oxus (fig. 2).

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fig. 2 : Humboldt 1843b, détail
Gallica, Europeana Collection, http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb40677841f

Du théâtre militaire au théâtre du monde

Dans l’Asie centrale, Humboldt revient à plusieurs reprises sur le travail préparatoire effectué par Zimmermann. Il fait l’éloge du « géographe très instruit et qui partout a su remonter aux premières sources » (Humboldt, 1843a, II, p. 226), en particulier pour ce qui concerne sa collecte exhaustive de preuves historiques sur l’Amou-Daria. À ses yeux, la carte de la mer Caspienne du Theatrum Orbis Terrarum d’Abraham Ortelius est un apport précieux. Dans son Analyse géographique de la carte d’Asie centrale de 1841, Zimmermann mentionnait cette carte de façon accessoire, y voyant surtout une preuve de l’existence du cours d’une rivière passant encore très à l’Est au XVIe siècle et qui serait le vestige d’une ancienne bifurcation de l’Amou-Daria (Ortelius 1570. Zimmermann 1841, p. 111). La carte d’Ortelius se basait sur l’ébauche réalisée par le voyageur anglais Anthony Jenkinson et se caractérisait par la remarquable extension à l’Est du golfe de Karaboga (fig. 3).

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fig. 3 : Ortelius 1570, Detail
Wikimedia Commons

Les résultats présentés par Humboldt dans l’Asie centrale ont encouragé Zimmermann à reprendre ses travaux de recherche sur le plateau d’Oust-Ourt. Il réalisa une nouvelle collection de cartes qu’il accompagna d’une analyse géographique écrite. Contrairement à son premier essai, qui avait échoué à vouloir réaliser un panorama cartographique complet, Zimmermann se concentra cette fois sur la question du cours ancien, présent et futur de l’Amou-Daria. Le texte de Zimmermann, une lettre ouverte à Alexander von Humboldt de 184 pages, reprend surtout l’idée de la dynamique spatiale naturelle discutée dans l’Asie centrale et reconstruit une chronologie dans laquelle se croisent les développements anthropiques et géologiques. La voie fluviale qui avait été autrefois si importante pour le commerce entre l’Asie et l’Europe se serait tarie au moment de la découverte de l’Amérique et de l’ouverture de la route maritime vers l’Inde. Zimmermann décrit les modifications réitérées de la mer Caspienne. Elle subirait

des modifications continuelles de ses rivages, de son fond, des dunes, de ses cordons littoraux et de ses îles, péninsules et lagunes. Cette mer étroite, peu profonde et salée, entourée de volcans de gaz et de boues éteints, de fumerolles, de gisements de souffre et de naphta, de montagnes enneigées, balayée par de terribles tempêtes venues des steppes, avec des rives de falaises trop accidentées ou de sable trop instable, [...] tout contribue à provoquer une dégradation progressive de ce bassin. (Zimmermann, 1845a, p. 45 et 184)

Mais alors que le cœur de l’Analyse géographique du théâtre militaire était l’idée d’un déclin naturel ou anthropogénique, Zimmermann essaye à présent de découvrir « le développement géologique de notre planète à l’époque humaine ». Il pense pouvoir déduire des récits de voyage et des cartes actuelles que l’Amou-Daria se fraie de nouveau un chemin vers la mer Caspienne. Cependant, dans son mémoire, il met cette possible évolution géologique de nouveau en rapport avec la politique d’expansion russe le long des « frontières mouvantes » du Royaume au Sud-Est (Zimmermann, 1845a, p. 45, 10 et 85).

À son analyse, Zimmermann joint quatre cartes de la région. Deux d’entre elles utilisent les récits de voyageurs européens des années 1819 à 1842 qui documentent le cours dynamique de l’Amou-Daria à hauteur de son estuaire et sa tendance récente à dévier vers l’Ouest. Les deux autres cartes s’appuient sur le récit de l’extension du golfe de Karaboga à l’Est, qui, formant un tout avec la mer Caspienne, s’étendait au XVIe siècle presque jusqu’à la mer d’Aral et réalisait alors probablement une liaison des deux mers intérieures par l’intermédiaire de la bifurcation de l’Amou-Daria (fig. 4) (Zimmermann 1845c, Zimmermann 1845d, Zimmermann 1845b). Zimmermann place sa vue d’ensemble en face de la représentation du golfe sur la carte historique d’Ortelius et rapporte son information principale, à savoir, l’extension antérieure de la mer Caspienne à l’Est, sur sa propre carte. Par un procédé de superposition, Zimmerman parvient ainsi à reproduire sur une carte unique la géomorphologie de l’isthme.

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fig. 4 : Zimmermann 1845b, détail
© Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, département des cartes, cote : Kart. D 2430
Carte complète (14 MB) visible ici : https://visionscarto.neocities.org/2019-Humboldt/4%20Karabogashaff%20ganz.jpg

Les études de Humboldt et de Zimmermann partaient du constat d’un relatif isolement du territoire situé entre la mer Caspienne et la mer d’Aral par rapport aux océans et au trafic mondial. La première tentative de représentation cartographique de ce problème par Zimmermann a échoué en raison de la surabondance d’informations. C’est la combinaison, réalisée par Humboldt, d’une hypothèse géologique et de données historiques sur la géographie qui a permis de mettre, pour ainsi dire, l’espace en mouvement par la cartographie. On peut se risquer à dire qu’en lieu et place d’une histoire de l’espace apparaît ici une « histoire du mouvement » [4]. En ce sens, la Vue d’ensemble du cours navigable et inférieur de l’Oxus de Zimmermann et les Chaînes de montagnes de Humboldt sont des « cartes en mouvement » (« Bewegungskarten ») qui représentent les paysages en tant que théâtres des opérations de la dynamique géohistorique et de l’histoire humaine.

↬ Ulrich PÄßLER

Bibliographie
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  • Zimmermann, Carl (1845b), Uebersichtsblatt zur Darstellung des schiffbaren und unteren Lauf des Oxus gegen das Kara-Boghas-Haff, des Caspischen Meeres und des Ochus, den Tedshen der Neuern, mit Rücksicht auf den plastischen Bau des turanischen Wüsten Gesenkes, Berlin, Reimer.
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