Rīga 2014, la fête de tout un peuple ?

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19 mai 2014

 

Rīga est depuis janvier dernier la capitale européenne de la culture, dix ans après l’entrée de la Lettonie dans l’Union européenne en 2004. Les organisateurs de l’événement veulent doter l’ensemble du pays d’une plus grande reconnaissance sur la scène internationale et fédérer les habitants autour des symboles nationaux lettons... L’enjeu est important pour un État successivement occupé par les Allemands, les Suédois et les Russes et qui se prépare à commémorer le centenaire de sa première indépendance en 2018.

Par Nicolas Escach

Enseignant à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Depuis le début de l’année 2014, les habitants de Rīga sont apparus particulièrement impliqués lors des manifestations les plus spectaculaires (et très bien médiatisées), comme l’ouverture, le 18 janvier, de la nouvelle bibliothèque nationale et surtout le transfert d’une partie des livres grâce à une immense chaîne humaine depuis l’ancien bâtiment vers le nouveau.

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La bibliothèque nationale de Rīga, vue du pont de Torņakalns
photo : Philippe Rekacewicz, 2013

De tels symboles invitent à définir la place singulière occupée par la culture dans le contexte letton où elle a largement contribué à la construction de l’identité nationale. L’opportunité d’ouverture qu’offre Rīga 2014 peut-elle permettre de rassembler la population « dans sa totalité » ?

La culture, notamment orale, a joué un rôle majeur dans la construction de la nation lettone. Des chants populaires sont redécouverts ou composés dès la seconde moitié du XIXe siècle, au moment du premier éveil national, alors que la Russie tsariste, dont relève alors le territoire letton, mène une politique stricte d’assimilation linguistique et de contrôle éditorial. Dans les villages et certaines écoles, le chant apparaît comme un espace de liberté, en particulier grâce à l’apprentissage des dainas, de très courts poèmes reprenant les grands thèmes de la mythologie nationale : le récit des cycles agricoles, la « sagesse du peuple », les étapes de l’existence humaine de la naissance à la mort.

Par la suite, les habitants des capitales baltes ont ravivé cette tradition au moment de la première indépendance de la Lettonie en 1918, puis à partir de 1980 pour résister au processus de soviétisation...

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Arrivée de la grande chaîne humaine pour le transfert des livres de l’ancienne bibliothèque vers la nouvelle, le 18 janvier 2014
photo : Elmārs Vecenans, 2014

Une partie des événements organisés dans le cadre de Rīga 2014 sont des clins d’œil à cette culture intimement liée à l’histoire du pays. Une mobilisation éclair a ainsi été organisée le 18 janvier dernier au marché central de Rīga au cours de laquelle des habitants ont repris la chanson traditionnelle « Rīga résonne » (Rīga Dimd) de Jānis Cimze.

Le même jour, une chaîne humaine constituée de 14 000 personnes a entamé l’acheminement des ouvrages du patrimoine letton vers la nouvelle bibliothèque nationale baptisée « Palais de Lumière » en hommage à un poème chanté de Miķelis Krogzemis. Cette démarche en rappelle une autre, la « voie Balte », cette immense chaîne humaine qui, le 23 août 1989, a traversé les trois États baltes de Vilnius à Tallinn pour réclamer l’indépendance.

Anita Vaišle, enseignante à l’Académie de la Culture de Lettonie, résume l’émotion qu’elle a ressentie au cours de la journée du 18 janvier : « J’ai été saisie par l’engagement des participants (malgré le froid), l’entraide, l’union d’un peuple autour de la protection de son patrimoine culturel. Tout ceci ressuscitait l’esprit du troisième éveil national né vers la fin des années 1980. Les habitants ont vraiment été les acteurs de l’événement ».

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Fresques installées dans un passage piéton souterrain pour annoncer Rīga 2014
photo : Nicolas Escach, 2012

L’image d’un nouvel éveil national prend également la forme d’une consolidation symbolique de l’intégrité géographique du pays. Le directeur de la bibliothèque nationale, Andris Vilks, a ainsi expliqué dans la presse que les participants de la chaîne humaine « venaient de l’ensemble du pays et même de pays étrangers, notamment des autres États baltes, d’Allemagne, de Suède et des Etats-Unis ».

Une autre particularité de Rīga 2014 est que certaines manifestations sont organisées dans la ville partenaire de Sigulda, commune de 11 000 habitants située à 50 km de la capitale. Le choix peut paraître étonnant alors que les municipalités candidates pour une présélection nationale au titre de capitale européenne de la culture étaient Cēsis, Jūrmala et Liepāja, soit des villes beaucoup plus importantes.

Sigulda avait un atout supplémentaire : elle constitue la porte d’entrée du parc national de la Gauja, le plus grand et le plus ancien du pays. Le symbole est particulièrement fort et témoigne d’une identité nationale davantage rurale qu’urbaine. La plupart des villes lettones ont été créées sous domination étrangère et ont connu une multiplicité d’influences extérieures.

La construction de l’identité lettone s’est logiquement plus souvent appuyée sur un espace rural mythifié. Lors de la fête de la Saint-Jean, les habitants des zones urbaines se rendent généralement à la campagne pour participer aux célébrations en famille autour du grand feu traditionnel qui doit durer jusqu’au lever du jour. Sigulda donc, c’est le lien symbolique entre l’étrangeté de l’espace urbain de Rīga et l’ancrage rural de l’identité lettone.

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Fête de la Saint-Jean à Ulmale sur la côte ouest de la Lettonie
photo : Philippe Rekacewicz, 2013

Rīga 2014 établit un parallèle implicite entre d’une part une population qui a en partie résisté par le passé aux occupations étrangères autour de symboles et espaces nationaux fédérateurs et d’autre part le besoin actuel de trouver une énergie et de nouvelles utopies pour la ville. Il s’agit également d’impliquer la nouvelle génération, celle qui n’a pas connu l’Union soviétique.

Être « La capitale européenne de la culture » fait partie de la stratégie municipale depuis le milieu des années 2000. Cette dernière s’inscrit dans un plan national nommé « Lettonie créative 2014-2020 » qui répond théoriquement aux nouveaux objectifs de l’Union européenne et érige la créativité en source possible de croissance économique et de bien-être social.

Plusieurs quartiers, qui avaient plutôt « mauvaise réputation », ont été rénovés au cours de ces dernières années. Ils accueillent des manifestations de Rīga 2014 à l’image de la rue de la Paix (Miera Iela) avec ses restaurants végétariens et boutiques de vêtements handmade ou encore du quartier en bois Kalnciema, un ancien faubourg situé sur la rive gauche de la Daugava.

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Dans le musée consacré à Krišjānis Barons, un recueil de chants lettons publié au début du XXe siècle et un cabinet utilisé par l’écrivain pour classer les textes des chants collectés — plus de 350 000 feuilles de papier manuscrites annotées par ses soins
Photo : Nicolas Escach, 2012

Ces chantiers se poursuivent autour du concept du « Faites-le vous-même » (Do it yourself) dans plusieurs îlots créatifs de la ville : l’idée est de montrer quels bénéfices tirer de la solidarité, de l’entraide et de la créativité dans un contexte de blocage et lorsque la situation économique et sociale est difficile. En avril 2014, des ateliers « kit de survie » ont été proposés aux habitants, plus particulièrement aux enfants et personnes âgées, au cours desquels ils ont semé des végétaux destinés à être ensuite replantés dans des grands ensembles d’habitation de Rīga.

Daina Ruduša, membre du comité d’organisation, explique le rôle que peut jouer la culture dans la métropole d’aujourd’hui : « La culture est une nécessité, une force puissante, une force majeure qui a le pouvoir de changer une ville, une perception, une vie ».

Pour certains observateurs, cette définition de la culture est une vision trop étroite. Elle érige le champ culturel en simple avantage comparatif vis-à-vis de l’extérieur (afin d’attirer touristes et investisseurs), et en outil de gouvernance à l’intérieur de la ville, ce qui revient à dire que c’est là deux formes de marketing politique. Elle incite donc à questionner le degré d’instrumentalisation politique au cours d’événements culturels organisés par la municipalité.

Pour le professeur Deniss Hanovs, spécialiste en communication interculturelle, la culture promue à Rīga en 2014 est « verticale » et « politisée ». Le programme n’a pas fait l’objet de débats sur les manifestations à organiser et vise surtout à diffuser les poncifs officiels.

Les événements proposés semblent se diviser en deux catégories : des manifestations en plein air souvent gratuites relevant du happening et impliquant des habitants autour d’une forte symbolique nationale et des événements artistiques payants, relativement élitistes, pour lesquels l’accessibilité de tous les habitants peut être mise en doute.

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Représentation de chants et de danse à Mazirbe, dans le pays livonien (nord-ouest de la Lettonie)
photo : Philippe Rekacewicz, 2013

Deniss Hanovs appelle à une réflexion sur l’accès à la culture au sein du pays : « La société lettone a besoin d’un débat à grande échelle sur l’accessibilité de l’offre culturelle. Le risque d’une exclusion d’une partie de la population est grandissant. Cela est vrai partout en Europe, nous ne sommes pas une exception ».

La forte représentation de la musique classique au détriment d’autres formes d’expressions culturelles (arts plastiques, architecture, littérature) est également caractéristique de cette dynamique. La faible représentation des arts de la rue et du cirque peut surprendre alors même que Rīga possède l’un des rares cirques « en dur » en Europe (il a été créé en 1888).

A cette problématique sociale s’ajoute, dans le cadre de ces initiatives, un débat sur la représentation des composantes ethniques de la ville. Selon l’institut statistique letton, en 2013, Rīga était constituée de 45,3 % de Lettons et 38,6 % de Russes, auxquels s’ajoutent des Biélorusses, des Ukrainiens et des Polonais. La capitale présente donc un visage nettement plus multiculturel que le reste du pays, puisque les Lettons représentaient, la même année, 61,1 % de la population nationale.

Selon Sergei Kruk, ancien directeur de la section russe au sein de la radio nationale lettone et professeur à l’université Stradins de Rīga, la politisation du programme a conduit à privilégier une relecture positive du seul passé allemand de Rīga au détriment de l’influence russe et de formes hybrides plus contemporaines : « Le discours de Rīga 2014 sur la construction de passerelles entre les cultures est trompeur : l’événement identifie la culture russe comme distincte de la culture européenne lettone ».

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Centre-ville de Rīga
© Photo : The Melody of Heavens, Latvia, avec l’aimable autorisation du Centre national de Lettonie pour la culture

Les pratiques et offres culturelles russes et lettones paraissent donc souvent clivées laissant peu de place aux mélanges entre communautés. Anita Vaišle regrette de son côté la distance d’une partie de la population russophone vis-à-vis de l’événement.

La nomination de Rīga comme « capitale européenne de la culture » arrive à une période charnière pour la Lettonie. Il s’agit de transmettre les traditions nationales à une génération qui n’a pas connu le troisième éveil national des années 1980-1990. Il convient également de renforcer l’intégration du pays au sein des espaces baltique et européen alors même que la Lettonie a rejoint la zone euro le 1er janvier 2014.

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Vieilles maisons traditionnelles en briques et en bois dans le quartier de Torņakalns à Rīga
photo : Philippe Rekacewicz, 2012

En faisant de Rīga un messager pour l’ensemble de la Lettonie, les organisateurs ont nationalisé les enjeux de l’événement. Il pouvait difficilement en être autrement dans un État aussi centralisé. La situation historique et géographique de la ville et de ses habitants est pourtant singulière, dans un contexte multiculturel, où les contrastes de toutes natures apparaissent exacerbés.

L’énergie déployée afin de transformer Rīga autour d’îlots créatifs, en impliquant habitants et investisseurs, est une nouveauté. Cela contribue à l’émergence de laboratoires d’innovation. Il faut reconnaître que cette dynamique est l’un des apports majeurs de Rīga 2014, qui permet, plus ou moins bien, de refaire émerger dans les quartiers la question du « vivre ensemble. »

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Festival national des chants et danses au grand stade de football en 2013
© Photo : Latvian National Centre for Culture